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Mais il reste longtemps dans ses yeux, ombre en forme de flèche qui glisse au ras des herbes jaunes comme une raie, sans faire de bruit, dans son onde de peur.

Lalla reste immobile maintenant, la tête renversée en arrière, les yeux grands ouverts sur le ciel blanc, à regarder les cercles qui nagent sur place, qui se coupent, comme quand on jette des cailloux dans une citerne. Il n’y a pas d’insectes, ni d’oiseaux, ni rien de ce genre, et pourtant on voit des milliers de points qui bougent dans le ciel, comme s’il y avait là-haut des peuples de fourmis, de charançons et de mouches. Ils ne volent pas dans l’air blanc ; ils marchent dans tous les sens, animés d’une hâte fiévreuse, comme s’ils ne savaient pas où s’échapper. Ce sont peut-être les visages de tous ces hommes qui vivent dans les villes, dans les villes si grandes qu’on ne peut jamais les quitter, là où il y a tant d’autos, tant d’hommes, et où on ne peut jamais voir deux fois le même visage. Cela, c’est le vieux Naman qui le raconte, quand il dit aussi les noms étranges, Algésiras. Madrid (il dit : Madris), Marseille, Lyon, Paris, Genève.

Lalla ne voit pas toujours ces visages. Il n’y a que certains jours, quand le vent souffle et chasse les nuages vers les montagnes, et que l’air est très blanc et vibre de la lumière du soleil ; alors on peut les voir, les hommes-insectes, eux, qui bougent, qui marchent, et qui courent et qui dansent, tout là-haut, à peine visibles comme de très jeunes moucherons.

Ensuite la mer l’appelle à nouveau. Lalla court à travers les broussailles jusqu’aux dunes grises. Les dunes sont comme des vaches couchées, le front bas, l’échine courbée. Lalla aime monter sur leur dos, en fabriquant un chemin rien que pour elle, avec ses mains et ses pieds, puis rouler en boule de l’autre côté, vers le sable de la plage. L’océan déferle sur la plage dure en faisant un grand bruit de déchirure, puis l’eau se retire et l’écume fond au soleil. Il y a tellement de lumière et de bruit, ici, que Lalla est obligée de fermer la bouche et les yeux. Le sel de la mer brûle ses paupières et ses lèvres, et le vent qui frappe par rafales arrête le souffle dans sa gorge. Mais Lalla aime être près de la mer. Elle entre dans l’eau, les vagues cognent sur ses jambes et sur son ventre, colle la chemise bleue à sa peau. Elle sent ses pieds qui s’enfoncent dans le sable comme deux poteaux. Mais elle ne s’aventure pas plus loin parce que la mer attrape de temps en temps des enfants, comme cela, presque sans y prendre garde, et puis elle les rend deux jours plus tard, sur le sable dur de la plage, le ventre et le visage tout gonflés d’eau, le nez, les lèvres, le bout des doigts et le sexe mangés par les crabes.

Lalla marche sur le sable, le long de la frange d’écume. Sa robe mouillée jusqu’à la poitrine sèche dans le vent. Ses cheveux très noirs sont tressés par le vent, d’un seul côté, et son visage est couleur de cuivre dans la lumière du soleil.

De loin en loin, il y a des méduses échouées sur le sable, avec leurs filaments éparpillés autour d’elles comme une chevelure. Lalla regarde les trous qui se forment dans le sable chaque fois que la vague se retire. Elle court aussi derrière les minuscules crabes gris qui détalent de travers, légers, pareils à des araignées, leurs pinces levées, et ça la fait bien rire. Mais elle n’essaie pas de les attraper, comme font les autres enfants ; elle les laisse se sauver dans la mer, disparaître dans l’écume éblouissante.

Lalla marche encore le long du rivage, en chantonnant, toujours la chanson qui dit seulement un mot :

« Méditerra-né-é-e… »

Ensuite elle va s’asseoir au pied des dunes, devant la plage, les bras autour des genoux et le visage caché dans les plis de la chemise bleue, pour ne pas respirer le sable que le vent jette sur elle.

Elle va s’asseoir, toujours à la même place, là où il y a un poteau de bois pourri qui sort de l’eau, dans le creux des vagues, et un grand figuier qui pousse dans les cailloux, entre les dunes. Elle attend Naman le pêcheur.

Naman le pêcheur n’est pas comme tout le monde. C’est un homme assez grand, maigre, avec des épaules larges, et un visage osseux à la peau couleur de brique. Il va toujours pieds nus, vêtu d’un pantalon de toile bleue et d’une chemise blanche trop grande pour lui qui flotte dans le vent. Mais même comme cela, Lalla pense qu’il est très beau et très élégant, et son cœur bat toujours un peu plus fort quand elle sait qu’il va venir. Il a un visage aux traits nets, durcis par le vent de la mer, la peau de son front et de ses joues est tendue et noircie par le soleil de la mer. Il a des cheveux épais, de la même couleur que sa peau. Mais ce sont surtout ses yeux qui sont d’une couleur extraordinaire, un bleu-vert mêlé de gris, très clairs et transparents dans son visage brun, comme s’ils avaient gardé la lumière et la transparence de la mer. C’est pour voir ses yeux que Lalla aime attendre le pêcheur sur la plage, près du grand figuier et aussi pour voir son sourire quand il l’apercevra.

Elle l’attend longtemps, assise dans le sable léger des dunes, à l’ombre du grand figuier. Elle chantonne un peu, la tête entre ses bras, pour ne pas avaler trop de sable. Elle chante le nom qu’elle aime bien, qui est long et beau, qui dit seulement :

« Méditerra-né-é-e… »

Elle attend en regardant la mer qui devient mauvaise, gris-bleu comme l’acier, et l’espèce de nuée pâle qui cache la ligne de l’horizon. Quelquefois, elle croit voir un point noir qui danse au milieu des reflets, entre les crêtes des vagues, et elle se dresse un peu, parce qu’elle croit que c’est la barque de Naman qui arrive. Mais le point noir disparaît. C’est un mirage sur la mer, ou peut-être le dos d’un dauphin.

C’est Naman qui lui a parlé des dauphins. Il lui a raconté les troupes aux dos noirs qui bondissent dans les vagues, devant l’étrave des bateaux, joyeusement, comme pour saluer les pêcheurs, puis qui s’en vont d’un seul coup, qui disparaissent vers l’horizon. Naman aime bien raconter à Lalla des histoires de dauphins. Quand il parle, la lumière de la mer brille plus fort dans ses yeux, et c’est comme si Lalla pouvait apercevoir les bêtes noires à travers la couleur des iris. Mais elle a beau regarder la mer de toutes ses forces, elle ne peut pas voir les dauphins. Sûrement ils n’aiment pas s’approcher des rivages.

Naman raconte l’histoire d’un dauphin qui a guidé le bateau d’un pêcheur jusqu’à la côte, un jour qu’il s’était perdu en mer dans la tempête. Les nuages étaient descendus sur la mer et la recouvraient comme un voile, et le vent terrible avait brisé le mât du bateau. Alors la tempête avait emporté le bateau du pêcheur très loin, si loin qu’il ne savait plus où était la côte. Le bateau avait dérivé pendant deux jours, au milieu des vagues qui menaçaient de le faire chavirer. Le pêcheur pensait qu’il était perdu et il récitait des prières, quand un dauphin de grande taille était apparu au milieu des vagues. Il bondissait autour du bateau, il jouait dans les vagues comme font les dauphins d’habitude. Mais celui-ci était tout seul. Puis, soudain, il avait commencé à guider le bateau. C’était difficile à comprendre, mais c’était ce qu’il avait fait : il avait nagé derrière le bateau, et il l’avait poussé devant lui. Quelquefois, le dauphin s’en allait, il disparaissait dans les vagues, et le pêcheur pensait qu’il l’avait abandonné. Puis il revenait, et il recommençait à pousser le bateau avec son front, en battant la mer de sa queue puissante. Comme cela, ils avaient navigué tout un jour, et à la nuit, dans une déchirure de nuage, le pêcheur avait enfin aperçu la lumière de la côte. Il avait crié et pleuré de joie, parce qu’il savait qu’il était sauvé. Quand le bateau est arrivé près du port, le dauphin a fait demi-tour et il est reparti vers le large, et le pêcheur l’a regardé s’en aller, avec son gros dos noir qui luisait dans la lumière du crépuscule.