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Nour entrait lui aussi, maintenant, à quatre pattes. Il sentait sous les paumes de ses mains la dalle dure et froide de la terre mélangée au sang des moutons. Au fond du tombeau, sur la terre battue, le guide était étendu à plat ventre. Il touchait la terre avec ses mains, les bras allongés devant lui, ne faisant qu’un avec le sol. Il ne priait plus, à présent, il ne chantait plus. Il respirait lentement, la bouche contre la terre, écoutant le sang battre dans sa gorge et dans ses oreilles. C’était comme si quelque chose d’étranger entrait en lui, par sa bouche, par son front, par les paumes de ses mains et par son ventre, quelque chose qui allait loin au fond de lui et le changeait imperceptiblement. C’était le silence, peut-être, venu du désert, de la mer des dunes, des montagnes de pierre sous la clarté lunaire, ou bien des grandes plaines de sable rose où la lumière du soleil danse et trébuche comme un rideau de pluie ; le silence des trous d’eau verte, qui regardent le ciel comme des yeux, le silence du ciel sans nuages, sans oiseaux, où le vent est libre.

L’homme allongé sur le sol sentait ses membres s’engourdir. L’ombre emplissait ses yeux comme avant le sommeil. Pourtant, en même temps, une énergie nouvelle entrait par son ventre, par ses mains, rayonnait dans chacun de ses muscles. En lui, tout se changeait, s’accomplissait. Il n’y avait plus de souffrance, plus de désir, plus de vengeance. Il oubliait cela, comme si l’eau de la prière avait lavé son esprit. Il n’y avait plus de mots non plus, l’ombre froide du tombeau les rendait vains. À leur place, il y avait ce courant étrange qui vibrait dans la terre mêlée de sang, cette onde, cette chaleur. Cela n’était comme rien de ce qu’il y a sur la terre. C’était un pouvoir direct, sans pensée, qui venait du fond de la terre et s’en allait vers le fond de l’espace, comme si un lien invisible unissait le corps de l’homme allongé et le reste du monde.

Nour respirait à peine, regardant son père dans l’ombre du tombeau. Ses doigts écartés touchaient la terre froide, et elle l’entraînait à travers l’espace dans une course vertigineuse.

Longtemps ils restèrent ainsi, le guide allongé sur la terre, et Nour accroupi, les yeux ouverts, immobile. Puis, quand tout fut fini, l’homme se releva lentement et fit sortir son fils. Il alla s’asseoir contre le mur du tombeau, près de la porte, et il roula de nouveau la pierre pour fermer l’entrée du tombeau. Il semblait épuisé comme s’il avait marché pendant des heures sans boire ni manger. Mais au fond de lui il y avait une force nouvelle, un bonheur qui éclairait son regard. C’était maintenant comme s’il savait ce qu’il devait faire, comme s’il connaissait d’avance le chemin qu’il devrait parcourir.

Il rabattait le pan de son manteau de laine sur son visage ; et il remerciait l’homme saint, sans prononcer de paroles, simplement en bougeant un peu la tête et en chantonnant à l’intérieur de sa gorge. Ses longues mains bleues caressaient la terre battue, saisissant la fine poussière.

Devant eux, le soleil suivait sa courbe dans le ciel, lentement, descendant de l’autre côté de la Saguiet el Hamra. Les ombres des collines et des rochers s’allongeaient, au fond de la vallée. Mais le guide ne semblait s’apercevoir de rien. Immobile, le dos appuyé contre le mur du tombeau, il ne sentait pas le passage du jour, ni la faim et la soif. Il était plein d’une autre force, d’un autre temps, qui l’avaient rendu étranger à l’ordre des hommes. Peut-être qu’il n’attendait plus rien, qu’il ne savait plus rien, et qu’il était devenu semblable au désert, silence, immobilité, absence.

Quand la nuit a commencé à descendre, Nour a eu peur et il a touché l’épaule de son père. L’homme l’a regardé sans rien dire, en souriant un peu. Ensemble ils se sont mis à redescendre la colline vers le lit du torrent desséché. Malgré la nuit qui venait, leurs yeux avaient mal, et le vent chaud brûlait leurs visages et leurs mains. L’homme titubait un peu en marchant sur le chemin, et il dut s’appuyer sur l’épaule de Nour.

En bas, au fond de la vallée, l’eau des puits était noire. Les moustiques dansaient dans l’air, cherchaient à piquer les paupières des enfants. Plus loin, près des murs rouges de Smara, les chauves-souris volaient au ras des tentes, tournaient autour des braseros. Quand ils arrivèrent devant le premier puits, Nour et son père s’arrêtèrent encore, pour laver soigneusement chaque partie de leur corps. Puis ils ont dit la dernière prière, tournés vers le côté d’où venait la nuit.

Alors ils sont venus de plus en plus nombreux dans la vallée de la Saguiet el Hamra. Ils arrivaient du sud, certains avec leurs chameaux et leurs chevaux, mais la plupart à pied, parce que les bêtes mouraient de soif et de maladie sur le chemin. Chaque jour, autour du rempart de boue de Smara, le jeune garçon voyait les nouveaux campements. Les tentes de laine brune ajoutaient de nouveaux cercles autour des murs de la ville. Chaque soir, à la tombée de la nuit, Nour regardait les voyageurs qui arrivaient dans des nuages de poussière. Jamais il n’avait vu tant d’hommes. C’était un brouhaha continu de voix d’hommes et de femmes, de cris aigus d’enfants, de pleurs, mêlés aux appels des chèvres et des brebis, aux fracas des attelages, aux grommellements des chameaux. Une odeur étrange que Nour ne connaissait pas bien montait du sable et venait par bouffées dans le vent du soir ; c’était une odeur puissante, âcre et douce à la fois, celle de la peau humaine, de la respiration, de la sueur. Les feux de charbon de bois, de brindilles et de bouse s’allumaient dans la pénombre. La fumée des braseros s’élevait au-dessus des tentes. Nour entendait les mélopées douces des femmes qui endormaient leurs bébés.

La plupart de ceux qui arrivaient maintenant étaient des vieux, des femmes et des enfants, fatigués par les marches forcées à travers le désert, les vêtements déchirés, les pieds nus ou entourés de chiffons. Les visages étaient noirs, brûlés par la lumière, les yeux pareils à des morceaux de charbon. Les jeunes enfants allaient nus, leurs jambes marquées de plaies, leurs ventres dilatés par la faim et la soif.

Nour parcourait le campement, se faufilant entre les tentes. Il était étonné de voir tant de monde, et en même temps il sentait une sorte d’angoisse, parce qu’il pensait, sans bien comprendre pourquoi, que beaucoup de ces hommes, de ces femmes et de ces enfants allaient bientôt mourir.

Sans cesse il rencontrait de nouveaux voyageurs, qui marchaient lentement le long des allées, entre les tentes. Certains d’entre eux venaient du plus au sud, noirs comme des Soudanais, et parlant une langue que Nour ne connaissait pas. Les hommes étaient masqués pour la plupart, enveloppés dans des manteaux de laine et dans des linges bleus, les pieds chaussés de sandales de cuir de chèvre. Ils portaient de longs fusils à pierre au canon de bronze, des lances, des poignards. Nour s’écartait pour les laisser passer, et il les regardait marcher vers la porte de Smara. Ils allaient saluer le grand cheikh Moulay Ahmed ben Mohammed el Fadel, celui qu’on appelait Ma el Aïnine, l’Eau des Yeux.

Tous, ils allaient s’asseoir sur les banquettes de boue séchée, autour de la cour de la maison du cheikh. Puis ils allaient dire leur prière, au coucher du soleil, à l’est du puits, à genoux dans le sable, le corps tourné dans la direction du désert.

Lorsque la nuit était venue, Nour était retourné vers la tente de son père, et il s’était assis à côté de son frère aîné. Dans la partie droite de la tente, sa mère et ses sœurs parlaient, allongées sur les tapis, entre les vivres et le bât du chameau. Peu à peu le silence revenait sur Smara et dans la vallée, les bruits des voix humaines et les cris des bêtes s’éteignaient les uns après les autres. La pleine lune apparaissait dans le ciel noir, disque blanc magnifiquement dilaté. La nuit était froide, malgré toute la chaleur du jour qui était restée dans le sable. Quelques chauves-souris volaient devant la lune, basculaient rapidement vers le sol. Nour, étendu sur le côté, la tête appuyée contre son bras, les suivait du regard, en attendant le sommeil. Il s’endormit tout d’un coup, sans s’en apercevoir, les yeux ouverts.