Un soupir m’échappa. Comment allais-je m’en sortir ? J’avais dix rendez-vous de programmés le lendemain, dont un avec le responsable des relations publiques d’une marque de maroquinerie de luxe, rendez-vous que j’avais mis des mois à obtenir, je souhaitais développer notre conciergerie.
— Un problème, Yaël ?
Je sursautai.
— Pas du tout, lui répondis-je en essayant d’avoir un ton enjoué.
— À demain.
Il avait déjà raccroché. Sans plus attendre, j’appelai un des palaces où Sean avait ses habitudes, ainsi que la centrale des taxis pour le lendemain matin, sans oublier d’informer par mail mon assistante qu’elle irait faire un tour en banlieue le lendemain pour récupérer l’Autolib’, je déposerais mon badge avant son arrivée à l’agence — ce qui promettait d’être épique. Je croisais les doigts pour qu’elle soit au moins capable de s’acquitter de cette mission. Ça ne devrait pas être compliqué ! L’heure nécessaire pour rejoindre Roissy me servit à ruminer mon erreur ; j’avais baissé la garde en quittant plus tôt le bureau pour aller dîner chez ma sœur, où je m’en étais en plus pris plein la figure. Résultat des courses : j’étais passée à côté d’un truc. C’était bien la première et la dernière fois que ça se produisait. Le ronronnement de la voiture finit par me faire piquer du nez. Je sursautai lorsque le taxi s’arrêta et jetai un coup d’œil à l’heure, sur mon téléphone. Ponctuelle. Après un coup de spray pour me rafraîchir l’haleine, je demandai au chauffeur de laisser tourner le compteur et de me suivre. Je vérifiai les horaires des arrivées et allai me poster à la porte adéquate. Je me redressai, l’air conquérant, campée sur mes escarpins. Un quart d’heure plus tard, les portes s’ouvraient sur notre client anglais.
Il était plus de 3 heures du matin lorsque je me mis au lit. Mon sommeil fut agité. En ouvrant les yeux, à 6 h 28, je luttais contre une nausée naissante, mon corps était contracté ; je n’aimais pas ça. Visiblement, je n’avais pas mon quota de sommeil. Mes habitudes me remirent toutefois les idées au clair. En général, je n’avais pas très faim le matin, mais là, rien ne passait. Je me contentai d’une capsule de ristretto et de deux Guronsan. Avant de partir, je me regardai une dernière fois dans le miroir de l’entrée : même maquillée, mes cernes restaient prononcés.
En arrivant à Drouot, je vérifiai son inscription sur la liste des participants et nous nous installâmes dans la salle des ventes, l’un à côté de l’autre, moi prête à interpréter, dans le creux de son oreille, la plus totale discrétion étant de mise. Je pris le temps de feuilleter le catalogue, pour me mettre en tête les lots, il m’indiqua ceux qui l’intéressaient particulièrement, nous en aurions pour la journée. Il m’expliqua pourquoi il n’avait pas voulu d’intermédiaire, ça l’amusait d’y participer en personne. Avant que ça démarre, devant penser à tout pour lui, j’envoyai un mail à mon assistante pour qu’elle réserve une table pour le déjeuner. La matinée défila, sans que je m’en rende compte. Je mobilisais toutes mes capacités de concentration ; je ne pensais plus, j’écoutais, j’enregistrais, je retranscrivais, j’établissais la communication entre mon client et le commissaire-priseur, en demeurant transparente. Il devait avoir le sentiment de tout comprendre seul.
À 12 h 45, je poussai la porte du restaurant où nous allions déjeuner. Et quelle ne fut pas ma surprise de découvrir Bertrand nous attendant à table !
— Votre patron veille au grain, me chuchota Sean. Il a peur que je vous kidnappe.
Ce type m’insupportait. Pourtant, je n’avais d’autre choix que de prendre sur moi. Dieu sait que c’était de plus en plus difficile. Je lui décochai mon plus beau sourire.
— Vous vous trompez, nous savons prendre soin de vous.
Bertrand le salua, puis me serra la main, en m’interrogeant du regard. Je le rassurai en lui faisant comprendre que tout se déroulait parfaitement jusque-là. La raison de la présence de Bertrand était limpide ; il craignait que notre bug de la veille mette en cause notre collaboration avec lui. Il fut question d’affaires tout le temps du repas. L’appétit me faisait encore défaut, je me contentai d’un wok de légumes déniché dans la carte des entrées, que je fis passer à coups de grands verres d’eau gazeuse.
— J’ai décidé de profiter un peu plus longtemps de mon séjour parisien, nous apprit Sean alors qu’on nous servait le café. Yaël, je compte sur vous, j’ai programmé plusieurs rendez-vous avec des chasseurs de têtes, où vous me serez indispensable. Vous l’avez vu ce matin, je ne peux pas me passer de vous.
Oh, non ! Il foutait tout en l’air et, pourtant, je n’avais pas le choix, je ne pouvais pas le planter. Le casse-tête chinois de la nuit dernière n’avait servi à rien, je devais tout reprendre de zéro. J’eus conscience de mes veines battant douloureusement sur la tempe et de la nausée qui n’était pas loin d’arriver.
— Je ne vous ferai pas défaut, soyez rassuré, lui répondis-je en essayant d’avoir la voix posée. Veuillez m’excuser.
Je me levai et pris la direction des toilettes. Je m’y enfermai et m’assis sur la lunette refermée, téléphone en main. Ne sachant jusqu’à quelle heure j’en avais aujourd’hui, je devais anticiper. Je commençai par appeler mon assistante. Cette gourde ne décrocha pas : en pause-déjeuner. Depuis le temps que je lui répétais qu’elle devait toujours répondre, n’importe quand, n’importe où, même aux toilettes, elle devait prendre mes appels ! J’inspirai profondément, me promettant de lui mettre les points sur les i rapidement. En même temps, elle était capable de confondre des clients ! Je ne pouvais avoir confiance qu’en moi-même. Je passai une dizaine de coups de téléphone et envoyai des mails à la pelle. Je n’avais plus qu’à attendre les réponses. Avant de quitter ma cachette, je tamponnai d’eau froide mes tempes et entrepris de me refaire une tête en me repoudrant le nez. Puis j’avalai un cachet d’aspirine indispensable ; la migraine prenait de plus en plus d’ampleur. Je sentais une barre sur mon front, un de mes yeux me faisait déjà souffrir, et des nausées contractaient mon estomac. Je pouvais encore contrôler ça. Je me forçai à respirer calmement, lentement pour maintenir la douleur à distance. En regagnant notre table, je découvris que Bertrand avait déjà réglé l’addition et qu’ils m’attendaient. J’avais donc été si longue. En m’ouvrant la porte, mon patron, la mine sombre, me retint quelques secondes :
— Je vous accompagne cet après-midi.
Un mauvais pressentiment m’envahit. Je brûlais de demander « pourquoi ? ». Bertrand était débordé, j’étais là, il n’avait pas besoin de perdre son temps. À moins que je sois en train de passer un test ? Oui, c’est ça, c’est forcément ça. Ça ne peut être que ça !
L’après-midi démarra assez bien, malgré cette migraine lancinante. Notre client semblait s’amuser à surenchérir, remportant chaque fois l’enchère, ses dépenses n’avaient pas de limites. Régulièrement, en fermant les yeux, j’inspirais profondément. Une chaleur étouffante envahissait la salle, je me sentais moite. Je jetai un coup d’œil à Sean et à Bertrand, ils devaient souffrir le martyre dans leur costume-cravate. À ma grande surprise, rien, aucun signe de malaise, l’un comme l’autre respirait la fraîcheur. J’étais donc la seule à avoir l’impression de me trouver dans une fournaise. Le brouhaha me gênait et me déconcentrait. Les enchères grimpaient rapidement, aucune pause, aucun temps mort, impossibilité de souffler ne serait-ce qu’une seconde. Tout allait si vite. Presque trop. Quelque chose tomba et cela me dissipa davantage, en me détournant je cherchai à savoir d’où ça provenait. L’espace d’un instant, il y eut comme un trou noir, je perdis pied et décrochai. L’agitation de mon client me ramena à la réalité ainsi que le ton péremptoire de Bertrand :