Une fois là-haut, je lui indiquai la solive sur laquelle marcher pour éviter de passer à travers le plancher. Par je ne sais quel miracle, je réussis à ouvrir une des fenêtres pour lui faire découvrir la vue imprenable sur les vignes et le clocher de Lourmarin. Nous nous accoudâmes au rebord, sans rien dire durant de longues minutes.
— Pour quelqu’un qui n’aime pas les vieilleries, tu sembles t’y sentir bien, dans cette grange, finit-il par me dire.
— C’est vrai… Je venais toujours là pour bouder ou rêvasser quand j’étais petite.
— Ton père n’a jamais voulu en faire quelque chose ?
— Oh, tu sais, papa, il a toujours plein de projets, mais il ne va jamais au bout… Je ne sais pas trop pourquoi d’ailleurs… Il faudra que je lui pose la question. Tout ce que j’espère, c’est qu’il ne la vendra jamais. En tout cas, merci, soufflai-je dans un soupir. Je n’y serais pas arrivée sans toi.
Il me sourit et prit la direction du rez-de-chaussée. Je fis un dernier tour de l’étage avant de le rejoindre, repensant à tous les souvenirs liés à cet endroit. Je descendis à mon tour l’échelle, Marc m’attendait en bas. Un peu avant les derniers barreaux brisés, je sentis ses mains sur ma taille, à moitié sur le tee-shirt, à moitié sur ma peau. Je me raidis, non pas par malaise, mais par surprise.
— Tu fais quoi, là ? lui demandai-je, la voix perchée.
— Je t’évite de te casser la figure.
— Merci, chuchotai-je.
Personne ne me touchait jamais. Je fuyais le contact, mais là, c’était agréable. Il me serra plus franchement et me souleva pour me faire retrouver la terre ferme. Lorsqu’il me lâcha, j’eus des frissons.
Ce soir-là, après dîner, j’eus envie de poursuivre mon retour dans le passé. Je farfouillai dans l’armoire du séjour, y retrouvai tous les albums photo et revins sur la terrasse, les bras chargés. La température était délicieuse, même pas besoin d’une petite laine. Je débouchai une nouvelle bouteille de rosé, me sentant particulièrement en forme. Durant plus d’une heure, je parcourus nos souvenirs d’enfance et d’adolescence avec Alice, qui ne manquait jamais de faire le tour de table pour venir regarder par-dessus mon épaule. Je revécus la construction et les travaux de la Petite Fleur, l’époque de la roulotte et du camping dans la grange, celle où la piscine n’existait pas et où maman nous mettait dans une grande baignoire en plastique pour patauger. Les souvenirs de vacances tous les quatre, dans le break Nevada, les courses en culotte dans l’appartement parisien, nos boums toujours en duo… Plus d’une fois, des larmes m’échappèrent et de nombreux fous rires retentirent sous l’auvent. Le rosé coulait à flots, ce qui avait le mérite de nous faire oublier les horribles frelons qui s’agglutinaient sur la lampe de la terrasse, juste au-dessus de nos têtes. Les années passaient à chaque page. Et puis je découvris qu’il y avait une suite ; sans que je le sache, Alice avait poursuivi les albums de nos années étudiantes et des suivantes. Elle avait tout construit en fonction de l’apparition des uns et des autres dans nos vies.
— Je m’y suis mise la première fois où tu n’es pas venue ici. Tu me manquais, alors…
Je lui envoyai un baiser avec la main, et me tournai vers Marc, en pleine discussion avec Adrien et Cédric. Il avait droit lui aussi de replonger dans nos souvenirs communs.
— Marc ! Viens à côté de moi.
Il attrapa une chaise et s’installa en remplissant à nouveau nos verres. Ensuite, je posai l’album sur ses genoux en l’incitant du regard à tourner la première page. Je découvris en même temps que lui une photo de nous tous, en pyramide humaine, lors de notre premier week-end tous ensemble.
— Oh la vache ! lâcha-t-il.
Nous riions tellement que, bientôt, le reste de la bande se tassa derrière nous, les albums passèrent de main en main. Alice avait scrupuleusement tout conservé, tout consigné, même les photos que je lui avais refourguées. J’avais voulu faire du vide chez moi, je lui avais proposé de les récupérer, sinon je m’en débarrassais. En y repensant, je me demandais comment j’avais pu songer à une chose aussi horrible ! Et que dire de celle que je redécouvrais : toujours avec le sourire, à faire des blagues ou le pitre, prête en permanence à faire la fête, ne prenant rien au sérieux. Certes, je reconnaissais mon visage — un peu plus rond à l’époque, quand même —, mais je n’arrivais pas à croire que c’était moi.
— C’était génial, ces vacances ! s’exclama Cédric.
Il nous tendit un album, à Marc et moi, le même fou rire nous saisit.
À l’époque de cette photo, nous ne savions pas que nous passions notre dernier été tous ensemble. Nous avions décidé de casser la tirelire et de partir en troupeau en Grèce, Emma avait été elle aussi de la partie, du haut de ses deux ans. Marc et moi étions les moins organisés ; lorsque nous avions acheté nos billets, à la dernière minute, nous n’avions pas réussi à prendre le même vol que les autres, j’étais partie du principe qu’en une petite heure nous aurions allègrement le temps de faire le trajet entre l’aéroport d’Athènes et le port du Pirée, or autant le dire : mission impossible. Nous nous étions perdus, trompés de bus, et avions dû prendre un bateau qui arrivait aux alentours de 5 heures du matin sur l’île d’Amorgos. La nuit avait été un vrai calvaire, sans fermer l’œil à cause du mal de mer. En arrivant à destination, nous avions renoncé à monter les tentes au camping et avions fini sur la plage. Les autres nous avaient trouvés endormis, affalés l’un sur l’autre, nos sacs à dos à l’abandon. Ils avaient immortalisé la scène et nous avaient laissés rôtir au soleil.
Marc rit à l’évocation de ce souvenir, puis vint le moment où il disparut des photos. Je remarquai très vite à quel point il était ému, pourtant, il voulut tout savoir, même les petits détails. Je continuai à regarder avec lui les photos, alors que moi aussi j’étais remuée, mais pas pour les mêmes raisons. Au fur et à mesure que les années passaient, je m’éloignais de l’objectif, je n’étais plus au premier plan. Lorsque je me voyais distinctement, je distinguais une tristesse, de plus en plus plombante sur mon visage. Mon regard s’était fait fuyant avec le temps, j’avais toujours l’air ailleurs. Et puis, je ne me vis plus du tout. Certains événements immortalisés sur le papier glacé m’étaient complètement inconnus. Où étais-je ? Que s’était-il passé ?
— Il va falloir que tu m’expliques, me dit Marc tout bas. Je n’ai pas été le seul à disparaître.
— C’est vrai, répondis-je sur le même ton.
À quoi bon chercher des excuses, je n’en avais pas. Je relevai la tête vers lui.
— Mais c’est derrière nous, maintenant, me dit-il, sûr de lui.
— Tu as raison.
Au fond de moi, je n’en étais pas certaine.
— On en fait une ? nous interrompit Alice, son appareil photo en main.
Nous nous tassâmes les uns contre les autres, en souriant, en grimaçant, en nous regardant, en riant. Cet instant était merveilleux, mais que m’en resterait-il une fois rentrée à Paris ? En garderais-je des traces ou rien du tout, comme tous les souvenirs que j’avais évacués ces dernières années ?
La deuxième semaine défila, paisiblement, et je me ressemblais de moins en moins. La Yaël de l’agence s’éloignait. Sans reproduire l’exploit de la première nuit où j’avais fait le tour du cadran, je m’endormais facilement chaque soir, et je n’étais plus la première levée. Je m’assoupis à deux reprises sur une chaise longue l’après-midi, lorsque le calme régnait autour de la piscine. Je savourais ce laisser-aller avec un plaisir non dissimulé. La sensation de fatigue s’envolait chaque jour un peu plus. Mon estomac supportait les repas, sans se manifester ; mon appétit revenait à la normale, je mangeais même les merguez, les burgers maison, ne me contentant plus que de salades. Bien au contraire, et j’en étais la première étonnée. Je participais à présent à la préparation de repas avec enthousiasme. Je passais beaucoup de temps avec les enfants, dans l’eau ou autour de jeux de société. Mes réserves en vernis à ongles diminuaient à vue d’œil ; Emma et Léa voulant tester une nouvelle couleur chaque jour, au grand dam de leurs mères respectives. J’étais régulièrement lancée à l’eau par un des trois garçons, ça ne m’énervait plus. Je crois même que, parfois, je provoquais les choses en leur rendant la pareille. Après quelques coups de soleil, mon teint se hâlait de jour en jour ; j’avais hérité de la peau brune de mon père et pas de la rousse de ma mère.