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— Tu veux poser la main sur mon cœur ? murmura-t-elle, alors que je la bordais de ce geste simple et si douloureux.

Un peu surpris par la requête, je posai doucement ma paluche sur la poitrine, à gauche, et ne sentis aucune pulsation. Mon estomac se nouait autant que le sourire de la petite s'étirait.

— C'est à droite que se cache mon cœur, confia-t-elle dans un souffle.

Je voulus déplacer ma main mais elle l'écarta d'un mouvement un peu sec.

— Il s'agit d'une anomalie génétique, mais, pour moi, d'une chance énorme. Tu devines pourquoi ?

Je secouai lentement la tête.

— Avant, quand papa me serrait dans ses bras, nos cœurs se trouvaient face à face, chacun d'entre nous percevait les battements de l'autre. Et tu sais quoi ? Il arrivait un temps où les battements se produisaient exactement au même moment, au même rythme. C'est comme ça que je savais que mon papa m'aimait…

Je l'écoutais avec tendresse, bercé par le miel de ses phrases. Elle me dit encore, en tendant un doigt :

— Ton écran d'ordinateur. Pourquoi il se met à clignoter ?

— Un e-mail !

Je volai jusqu'à mon clavier, déployai la fenêtre correspondant au dernier courriel. Paul Legendre, mon docteur en théologie… J'avalai les lignes qu'il m'écrivait, en apnée. Des poussées de sang battaient dans mes tempes.

— Je dois sortir ! Une urgence ! Je… mon voisin va te garder. Tu connais Willy ? Un garçon avec des spaghetti sur la tête ! Il est très gentil, tu verras !

Elle se redressa avec cette posture agressive des cobras.

— Non ! Je veux rester ici, avec toi ! T'en va pas !

— Je reviens !

Ses yeux virèrent au gris orage.

— T'en va pas, Franck ! Reste avec moi ! Si tu la mets en colère, elle va partir !

— De qui tu parles ?

Mais elle se glissa sous les draps, sans plus ouvrir la bouche…

Willy fumait à l'autre bout du palier, devant sa porte fermée, sa figure molle écrasée contre son épaule. Je lui expliquai, pour la gamine. Il bâilla, tira sur sa roulée et envoya :

— Vas-y, Man. Amène-la. Mais je te préviens, je fais pas de baby-sitting. Je vais me pieuter…

Je fonçai dans ma chambre. Draps défaits, oreiller ramolli, mais pas d'enfant. Cuisine, salle de bains, salon. Rien. Je voulus la héler, sans prénom à appeler. Couloir vide. Elle avait dû se faufiler dans la cage d'escaliers, fine souris.

Je dévalai quatre à quatre, fouillai les recoins discrets et les cachettes improvisées. En vain. Je songeai alors au mot, déposé sous la porte numéro sept. Votre fille a été enfermée dehors. Elle se trouve chez moi, au troisième, en sécurité. Numéro trente-deux. Je suis policier.

— Et merde !

Je jetai vingt euros dans la main de Willy et l'exhortai à veiller dans le couloir du troisième. La cigarette entre les dents, il bougonna avant de s'avachir contre le chambranle, jambes écartées. Splendide Noir dans son pyjama.

Quant à moi, après avoir enfilé une chemise propre et un pantalon en toile fine, je fonçai vers Meudon-la-Forêt, mon Glock pressé contre mon flanc gauche.

À deux heures du matin, Paul Legendre voulait m'expliciter de vive voix ce qu'il avait décrypté dans le message.

Chapitre six

Le docteur en théologie habitait en lisière de forêt, au creux de reliefs tissés de sentiers sauvages et de friches bruissantes. Sa bâtisse néo-gothique respira lentement sous l'éclairage de mes phares.

Assis sur les marches de l'entrée, Paul profitait du grand poumon forestier, la pipe aux lèvres, son lourd faciès nuancé par la palpitation d'une lampe-tempête.

— Tu ne dors donc jamais ? plaisantai-je en lui tendant la main.

Il me répondit par un sourire accompagné d'une tape sur l'épaule, puis m'invita à le suivre.

Nous nous installâmes sur une terrasse cernée de troncs tendus et d'herbes serrées. On se serait cru sous une nuit tropicale, au cœur d'une étuve malsaine, tant la moiteur souillait les chemises et tartinait les fronts.

Paul me versa un brandy coupé de glace, que j'accueillis comme une délivrance.

Une fois sa bouffarde ravivée d'aspirations minutieuses, il plongea dans le vif du sujet.

— Je n'ai pu saisir ton texte dans sa globalité, mais j'y ai découvert certaines clés qui vont t'intéresser. Parlons d'abord de cette Courtisane et de son tympan. As-tu noté la majuscule à Courtisane ?

— En effet.

— Quand il parle de la Courtisane, notre homme parle de l'Église. Depuis des années, des groupes d'experts de diverses nationalités ont analysé en profondeur les trente-neuf livres de la Bible hébraïque. Ils y ont décrypté les emblèmes, les images, les codes cachés. Symboliquement parlant, le Christ est représenté comme l'époux de l'Église. Dans le recueil final, l'Apocalypse, saint Jean décortique le thème de l'adultère. Pour lui, une Église corrompue est considérée comme une Courtisane, puisqu'elle trompe son mari, le Christ.

Ma langue claqua sous l'ambre délicat du breuvage, tandis que mes muscles se détendaient un peu.

— Curieux, constatai-je. L'un de mes collègues a interrogé un curé, qui a prétendu ne rien comprendre à ces phrases. Je ne vois pas bien comment un homme de foi pouvait ignorer cela.

Paul décrivit une large arabesque de sa main droite.

— Tout dépend de l'angle de vision, du point de vue. Ton curé prêche et transmet la parole sainte, il utilise la Bible comme vecteur à sa vocation… Nous, les spécialistes, passons notre vie sur des sites archéologiques, dans les bibliothèques des instituts catholiques, des centres d'études sémitiques. Nous cherchons à déchiffrer la symbolique des écrits bibliques, sans pour autant aller au culte tous les dimanches. Donc oui, ton prêtre pouvait parfaitement ignorer cela…

Il descendit son alcool d'une gorgée et me proposa un nouveau verre que je refusai.

— Pardonne mon manque de culture, mais pourquoi le tympan de la Courtisane ?

Legendre épongea son front de falaise avec un mouchoir blanc. La chaleur nocturne roulait sous ses chairs humides, incendiant son visage d'un rouge de braise.

— Regarde dans le dictionnaire ! Un tympan est une sculpture, une fresque que l'on trouve à l'entrée de nombreuses églises romanes, au-dessus de la porte. Il matérialise un message d'accueil, le passage du monde terrestre à un lieu divin.

— Le tympan de la Courtisane ! L'entrée de l'église d'Issy ! Elle dissimule quelque chose ! Un autre message !

On y était ! Je songeai aux inscriptions incompréhensibles, dégotées par le légiste dans le petit tube, caché dans le tympan de la victime. Incomplètes parce que l'autre morceau se nichait derrière un autre tympan, celui de l'église d'Issy. Tympan d'oreille, tympan d'église. La chair, l'esprit. Je lançai, sur le ton d'un enfant impatient :

— Explique-moi le reste ! L'abîme et ses eaux noires, le fléau, le mauvais air !

Paul sourit, déclinant les vieilles dents jaunes des fumeurs de pipe.

— Doucement, Franck, doucement. Crois-tu que je vais t'amener ton type sur un plateau ? Ces phrases demeurent, dans leur signification générale, un mystère, un ramassis de non-sens, mais je ne pense pas me tromper en affirmant que ton… client se prend pour un messie ou une quelconque figure religieuse aux pouvoirs… divins.