— Stankowski aussi a été assassiné.
Kälterer se tut un moment. D’un coup sec du poignet, il fit tomber la cendre de sa cigarette dans le couvercle de la boîte de Schoka-Kola.
— Trois personnes, qui toutes trois habitaient l’immeuble, ont été assassinées l’une après l’autre. Vous ne trouvez pas ça bizarre ? Qu’est-ce que vous en pensez ?
Buchwald fixa le couvercle, puis, le plateau de la table. Soudain, il esquissa un geste pour se redresser.
— Vous voulez dire qu’il n’y aurait qu’un seul coupable ? Il n’y aurait donc plus de charges contre moi ?
— Doucement, doucement, tout n’est pas encore aussi clair. Mais tout est possible. Si vous êtes vraiment innocent et que vous m’aidez, on en tiendra compte.
On voyait à son comportement que Buchwald reprenait espoir. Il s’agitait sur sa chaise, trépignait presque, posa son index sur ses lèvres et réfléchit profondément, le coude dans la main.
— Karasek faisait ses affaires dans l’immobilier, c’est comme ça qu’il s’est enrichi et c’est peut-être à cause de ça qu’il s’est fait des ennemis…
Il s’interrompit, puis ajouta :
— Mais je ne vois pas le rapport avec la mort d’Angelika et de Stankowski.
— Bien, reprenons autrement. Est-ce qu’au cours de ces fêtes, Karasek aurait parlé affaires ? Y a-t-il eu des disputes entre voisins ? Est-ce que vous auriez remarqué quelque chose ?
— Non, pas vraiment. La plupart du temps, les fêtes étaient assez décontractées, on parlait de choses et d’autres, mais des disputes, non… excepté cette horrible Saint-Sylvestre, quand Haas a appris la mort de son frère. Mais, pour autant que je sache, c’est seulement après son arrestation qu’il y a eu des problèmes…
— Haas a été condamné pour haute trahison ? C’est ça ?
— Oui, en fait, tout ça s’est passé cette nuit de la Saint-Sylvestre de 1942. Haas a appris ce soir-là la mort de son quatrième frère. Il a complètement perdu les pédales et a insulté le Führer devant tout le monde, fallait voir comment ! C’en a été fini de la fête, naturellement, et quelques jours plus tard, ils sont venus le chercher.
— C’est donc que quelqu’un présent à la fête l’a dénoncé, non ?
— C’est très possible. Mais c’est curieux, ce que vous me demandez là ! Il y a quelques semaines, Haas m’a posé exactement les mêmes questions.
— Quoi ?!
Il avait presque crié. Buchwald eut un mouvement de recul et le regarda avec de grands yeux. Kälterer s’efforça de reprendre le contrôle de sa voix.
— Vous avez rencontré Ruprecht Haas ? Et quand ?
Il voyait la main de l’homme trembler en secouant la cendre de sa cigarette au-dessus du couvercle.
— Nous nous sommes brièvement rencontrés une fois et nous avons échangé quelques mots.
— Quand ?
— Peu de temps avant mon arrestation, à la mi-septembre environ, je crois.
— Vous en êtes certain ?
— Évidemment, je ne suis pas idiot.
— Et vous vous rappelez de quoi vous avez parlé ?
Buchwald sentait manifestement qu’il avait agrippé le brin de paille qui pourrait le sauver. Il ne comprenait pas exactement pourquoi, mais il devinait que ce qu’il allait dire pourrait lui être utile. Il réfléchit longuement.
Kälterer lui en laissa tout le temps. S’efforçant de garder son calme, il alluma une cigarette.
— Heu… qu’est-ce qu’il a bien pu raconter ? En réalité, il m’a seulement demandé ce qui était arrivé aux habitants de l’immeuble quand il a été détruit durant ce raid, et où ils vivaient maintenant. Pour être exact, il m’a demandé où s’étaient relogés Karasek et Stankowski.
— Et où ça ?
— Je ne connaissais pas l’adresse de Karasek. Celle de Stank…
— Je vous demande : où l’avez-vous rencontré, le coupa-t-il brutalement, où avez-vous rencontré Haas ?
— Dans la brasserie, celle où je vais après le travail, je suis une sorte d’habitué.
Il lui donna le nom de l’endroit que Kälterer griffonna dans son calepin.
— Mais il était certainement là par hasard. Je ne l’y avais jamais vu auparavant.
— Est-ce qu’il vous a dit où il logeait ? Savez-vous peut-être où on peut le trouver ?
— Non, aucune idée. Il n’a rien dit.
Porté disparu, puis déclaré mort. Et Ruprecht Haas qui se baladait dans Berlin, en pleine forme, et se renseignait sur les adresses de Karasek et de Stankowski !
— Quels sont ceux qui étaient présents, à cette fameuse fête de la Saint-Sylvestre ?
— Ben, Angelika et moi, Karasek, Stankowski et la mère Fiegl, et Haas et sa femme, naturellement.
— Et la femme de Stankowski ?
— Elle n’allait pas bien et était déjà couchée.
— Mettons les points sur les i : c’est votre fiancée qui a dénoncé Haas ?
— Non.
Buchwald secoua la tête avec force.
— Vous en êtes absolument certain ?
— Oui. J’étais présent quand la Gestapo nous a interrogés à cause de cette soirée de la Saint-Sylvestre.
— Haas le sait ?
— Oui, je le lui ai raconté. Un moment…
Il eut un haut-le-corps.
— Vous pensez que… Haas… aurait…
Il tenta d’écarquiller les yeux, et dans l’effort une fente minuscule s’entrouvrit entre les paupières enflées de son œil droit. Il finissait enfin par comprendre que le brin de paille se changeait tout doucement en bouée de sauvetage.
— Et il a eu le culot de m’adresser la parole…
— Pas si vite, Herr Buchwald. Vous aussi vous assistiez à cette fête. Haas aurait donc pu vous soupçonner, vous aussi. Est-ce qu’il y a fait allusion dans cette brasserie ?
L’homme rentra la tête dans les épaules.
— Non. Mais je ne l’ai pas dénoncé, non plus. Et m’est avis qu’il m’a cru.
— Vous avez fait allusion à des problèmes qui seraient survenus dans l’immeuble après l’arrestation de Haas. Outre cette histoire de dénonciation, Haas aurait-il pu avoir d’autres mobiles ?
— Oui, bien sûr.
Buchwald retrouvait des couleurs. Il raconta vite, sans s’interrompre :
— La femme de Haas avait eu des difficultés financières après l’arrestation de son mari et elle avait dû céder son magasin à Stankowski. Ma fiancée avait profité de la situation pour essayer de s’emparer de son appartement. Grâce à Karasek, elle avait réussi à échanger les deux logements. Et seule la famille Haas est morte durant le bombardement. Il est en train de se venger pour tout ça, c’est lui aussi qui a tué Angelika. J’ai toujours dit que j’étais innocent.
— Nous verrons.
Kälterer sonna. Buchwald avait raison, Haas pouvait très bien être l’assassin et il avait un mobile solide : la vengeance. Se venger de la dénonciation, se venger de cette soirée de la Saint-Sylvestre, se venger de ceux qu’il rendait responsables de son sort et de ce qui était arrivé à sa famille.
35
— Attendez, je vais vous donner la main.
Il empoigna un côté de la commode, le souleva, les gravats glissèrent sous le poids.
— Une belle pièce, vraiment. Mais vous espérez pouvoir la restaurer ?…