— Chez nous, à la maison !
C’était une fois encore la voix de l’homme près de la porte.
Les rires éclatèrent autour de lui. Il y mêla le sien dans l’obscurité. Il en entendit d’autres qui répétaient en riant « A la maison ! », et la voix impérieuse qui arrivait à peine à se faire entendre :
— Sales traîtres, bande de lâches !
Avec un bruit sec, la lumière revint brusquement dans l’abri. Les rires s’éteignirent aussitôt. Il cligna les paupières pour se réhabituer à la clarté. Il reconnut entre les cils celui qui avait crié, un SA en uniforme, dont la tête cramoisie dépassait la foule qui l’entourait et qui tentait vainement d’atteindre la porte avant tout le monde. Il se mit à pousser lui aussi ; il voulait sortir d’entre ces murs bétonnés, respirer un air moins vicié, conscient pourtant que, comme après chaque bombardement, il serait accueilli par des nuages de poussière et cette odeur de chair brûlée.
36
« Au nom du peuple allemand. Dans l’affaire pénale concernant le commerçant Ruprecht Haas, résidant à Berlin, né le 13.10.1908 à Berlin-Neukölln, marié, un enfant… »
Ruprecht Haas. Un compatriote tout à fait rangé, respectueux des lois, jusqu’au jour où l’on avait commencé à enregistrer dans un dossier les moindres détails de sa vie. Ce jour qui faisait de Haas une affaire pénale, ce jour où Haas avait trop parlé. La Gestapo avait réuni la plupart des documents, et c’est ainsi que les papiers personnels de Haas étaient étalés devant lui sur la table de la cuisine, de sa déclaration de résidence à ses bulletin de naissance et livret de famille, en passant par sa carte d’identité et ses papiers militaires.
Le jugement était agrafé en tête du dossier : « … actuellement en détention préventive pour rébellion envers les forces armées ; le tribunal de Berlin, 2e chambre, suite à la session du 8 février 1943, à laquelle étaient présents… »
Il sauta le paragraphe. Nom du président du tribunal, du procureur, des assesseurs, etc. Il reprit sa lecture aux attendus du jugement : « […] que de droit : l’accusé Ruprecht Haas a déclaré à Berlin, Sophienstrasse 8, le 31 décembre 1942, pendant la fête de la Saint-Sylvestre, après qu'il eut appris la mort en héros de son frère, “qu'il serait enfin temps d’en finir, avant que le Führer nous tue tous”.
Ce disant, l’accusé a gravement porté atteinte à notre élan national-socialiste pour une défense unie, apportant ainsi une aide à notre ennemi, et ce en temps de guerre. Il a ainsi perdu son honneur. Même si l’accusé doit déplorer la perte de son quatrième frère au cours de cette guerre, le tribunal ne saurait de ce fait lui reconnaître des circonstances atténuantes, attendu que la fréquentation par l’accusé d’ouvrages interdits enlève tout caractère spontané à ses paroles répréhensibles. Le coup qu'il a voulu porter aux capacités de défense allemande outrage aussi le prestige de son frère mort pour la patrie. L’accusé est condamné à dix ans de maison de correction et privé pour cette durée de ses droits civiques et de son honneur. »
Suivaient les procès-verbaux d’interrogatoire de Karasek, Stankowski, Frick, Fiegl et Buchwald. Ils avaient peu ou prou déclaré la même chose. Selon eux, les fêtes de fin d’année étaient organisées à tour de rôle par les résidents, et cette année-là ç’avait été celui de la famille Haas. Tôt dans la soirée, un camarade de régiment de son frère lui avait apporté la triste nouvelle. Haas était alors entré dans une rage folle. Il s’était mis à hurler et c’est là qu’il avait prononcé ces paroles indécentes. Tous les amis présents avaient tenté de le calmer, mais il avait plusieurs fois renouvelé ces malheureuses insultes. Tous avaient témoigné qu’à cause de cet événement la fête avait été interrompue avant même la fin de l’année.
Il trouva dans le dossier une liste de livres interdits qu’on avait découverts sur une étagère appartenant à Haas. Stefan Zweig, Emil Ludwig, Lion Feuchtwanger, Mann, Kästner, Tucholsky, Allemagne, un conte d’hiver, de Heine. On ne pouvait donc s’attendre à des circonstances atténuantes : à cette époque déjà, l’issue de la guerre était bien douteuse. En réalité, début 1943 tout était déjà perdu. Ce type avait encore eu de la chance. À présent, il n’y avait plus qu’une seule punition pour de tels actes : la mort par pendaison ou l’exécution à la hache. On risquait de perdre la vie pour un simple vol. Si Haas était passé devant le tribunal du peuple, le verdict eût été tout autre, même en ce temps-là.
Mais cette sentence parut manifestement trop légère à la Gestapo : six mois après sa déportation à Bautzen, on transféra Ruprecht Haas à Buchenwald. La Gestapo avait corrigé le verdict du tribunal. Le criminel disparut dans le camp de concentration pour une durée indéterminée.
Kälterer continua à feuilleter. Il n’y avait plus rien d’important dans le dossier, sinon que Haas avait fini par tout avouer après avoir d’abord protesté.
Il était en train d’examiner les papiers personnels de Haas quand Inge, en robe de chambre, l’air endormi, fit son entrée dans la cuisine. Elle grommela un bonjour et mit aussitôt de l’eau à chauffer pour le café.
Il découvrit encore deux actes de décès, l’un au nom de Lieselotte Haas, née Mudra, l’autre de leur fils Friedrich-Christian, tous deux tués dans un bombardement le 25 mars 1944.
La bouilloire s’était mise à siffler et il dirigea ses regards vers la gazinière. Inge versait l’eau chaude dans la cafetière sur l’ersatz de café.
— Apparemment, il n’y aura pas de raid ce matin, dit-il en reprenant l’examen du dossier.
Elle ne réagit pas et attendit en silence que le marc descende au fond.
Il empila les feuillets déjà dépouillés. Il contempla longuement la photo de la carte d’identité de Haas. Un front haut, des cheveux plats, bruns foncés, un visage triste aux joues légèrement arrondies, le nez un peu fort, sans autre signe particulier.
— Hans, qui est Merit ?
Inge s’était accoudée à la table de la cuisine, bras croisés.
Il sursauta.
— Pardon ?
— Tu as parlé d’elle dans ton sommeil.
— Merit, dit-il à voix basse, cela ne nous concerne pas.
— Cela ne nous concerne pas, répéta Inge dans un rictus. Qui est-ce ?
— C’est du passé.
Kälterer s’appuya à la table et se leva. Il était assis là depuis cinq heures du matin, cette affaire ne le laissait plus en paix.
— Tu es au lit avec moi et tu parles d’elle !
Elle était outrée et blessée à la fois. Elle se recula quand il prétendit s’approcher d’elle.
— Merit était ma femme. Nous sommes séparés, depuis longtemps déjà.
Il avait dû parler pendant un cauchemar. Il se plaça devant elle, lui prit la taille et l’embrassa tendrement sur les lèvres.
— Rien de grave. Désolé, Inge, mais il faut que je termine ce travail.
Elle approuva, se détourna et disparut dans la chambre à coucher.
Il se versa de l’ersatz de café et alluma une cigarette. Les femmes avec leurs questions. C’était la cause de tous les problèmes. Le tabac sec lui piqua la gorge.
Toute la vie de Haas était étalée sous ses yeux sur la table de la cuisine. Une vie courte, terne. Rien de notable, rien d’extraordinaire. Quelques marks d’épargne pour acheter une voiture. Haas avait mené une vie retirée, repliée sur sa famille qui semblait avoir été tout pour lui. Les comptes rendus d’interrogatoires semblaient crédibles. Rien n’avait dû échapper à la Gestapo.