Un court laps de temps, il eut la vision des papiers de sa propre carrière étalés eux aussi sur le bureau d’un officier de renseignements allié. Depuis un an, la rumeur avait filtré que les ennemis avaient l’intention de traduire les officiers de la Wehrmacht devant les tribunaux comme criminels de guerre. Mais il n’était pas un criminel de guerre. Comme tout bon soldat, il n’avait fait qu’obéir aux ordres. Les Alliés ne pourraient rien retenir contre lui. Il n’était qu’un petit rouage de la machine. Et on avait besoin de policiers compétents partout ; on en aurait aussi besoin après la guerre. Même si on ne savait pas comment tout cela allait finir, résoudre cette belle affaire criminelle ne pouvait certainement pas faire de tort.
Ruprecht Haas avait été un homme prévoyant. Depuis le premier jour de son apprentissage, il avait soigneusement collé ses vignettes, toutes proprement alignées dans son carnet d’assurance-retraite. Chaque année avait ainsi été consignée, même durant la période où il avait été commerçant. Cet homme avisé n’était sorti qu’une seule fois de sa réserve, et ce pour sa perte.
Attestations d’assurance, récépissé de libération de Bautzen, certificat de transfert pour Buchenwald. Puis il eut à nouveau en mains les documents de l’administration du camp de concentration, ceux aussi où l’on informait succinctement le procureur de la mort de Ruprecht Haas. Il y avait bien une date, mais les causes du décès manquaient. Une communication téléphonique avec Buchenwald avait tiré un point au clair : après le raid aérien sur le camp, la plupart des morts n’avaient pu être identifiés. Les bombes explosives avaient fait leur œuvre, et l’administration ne s’était plus donné la peine de mettre de l’ordre dans les divers membra disjecta des cadavres. On n’avait même pas pu établir avec certitude le nombre exact de tués. Il était clair que Haas avait réussi à s’évader durant le bombardement de Buchenwald et qu’il avait été déclaré mort par erreur.
Il déposa la pile de documents sur le sol pour faire de la place à Inge qui dressait la table du petit déjeuner. Il se leva pour couper du pain, posa la miche sur la planche de la machine, en laissa dépasser quelques centimètres et appuya avec force sur le manche du couteau. Une tranche de pain tomba. Il souleva de nouveau la lame en acier, avança la miche, coupa la tranche suivante. On les poursuivrait « jusqu’au coin le plus reculé de la planète ». C’est ainsi, disait-on, que s’étaient exprimés les ennemis dans une déclaration signée par Staline, Churchill et Roosevelt. Il fallait livrer les criminels de guerre à leurs accusateurs, pour que « la justice règne ».
37
Wörthstrasse. La bataille de Reichshoffen, près de Wœrth dans le nord de l’Alsace, 1871. Des Wurtembourgeois et des Badois montent vaillamment à l’assaut des troupes françaises. Kälterer grimpait les escaliers quatre à quatre. Après chaque raid aérien, une fine poussière de crépi se détachait des murs gris du sombre bâtiment. Les femmes de ménage n’arrivaient plus à suivre. Les travaux de nettoyage commençaient tout en haut de la hiérarchie. Le bunker du Führer, propre. La chancellerie du Reich, propre. Prinz-Albrecht-Strasse 8, toujours bien propre. Dans la Wörthstrasse ou dans des annexes comme celles de la Kochstrasse ou à son domicile, le ménage ne suivait plus. C’est pourquoi, selon le jour ou l’heure, les escaliers étaient poussiéreux.
Il était deux heures de l’après-midi. Heure à laquelle s’étaient dessinées des demi-lunes claires dans la poussière grise des marches. Mais la rampe de l’escalier était toujours sale. Personne ne posait la main sur un garde-fou sale. Il passa une porte battante et pénétra dans un couloir sombre. La deuxième porte de gauche était la bonne. Il entra dans le bureau sans frapper.
Avec un individu du genre de Bechthold, il ne fallait pas hésiter à être un peu brusque.
Deux fenêtres, deux bureaux encombrés de papiers, deux fonctionnaires, une fleur en pot desséchée, un poêle dans un angle. Il ne tint pas compte de l’assistant assis sur la gauche, Scholz ou Scholl et, main droite glissée dans la poche de son pantalon, pan de la veste relevé, celui du manteau crânement rejeté en arrière il se planta devant l’homme plus âgé.
— Bonjour, commissaire Bechthold, dit-il en ricanant, toisant de haut le fonctionnaire qui griffonnait sur un morceau de papier. Toujours appliqué au travail ?
Il approcha une chaise, s’assit sans vergogne devant le bureau de Bechthold, repoussa quelques chemises d’un revers de l’avant-bras et déposa son chapeau sur la place ainsi libérée.
Bechthold s’empressa de déplacer sa bouteille thermos.
— Qu’y a-t-il à votre ser… ?
— Beaucoup de travail par les temps qui courent, l’interrompit-il, beaucoup de choses dont on ne peut s’occuper correctement, ce qui doit certainement chagriner le cœur d’un vrai flic. Pas le loisir de mener correctement ses enquêtes, on classe des affaires à la va-vite. C’est l’époque qui veut ça, on n’y peut rien.
— De quoi s’agit-il, Herr Sturmbannführer ?
Bechthold l’observait en clignant les yeux. Il avait l’air calme, comme si l’apparition théâtrale de Kälterer ne l’impressionnait absolument pas.
Avec les vrais coriaces, à l’assaut, comme Blücher à la Katzbach, faut les asticoter, ces gars-là, leur avait inculqué l’instructeur. Mais un vieux renard comme Bechthold savait ça aussi, naturellement. Il réussirait donc sans aucun doute à molester plus facilement un homme comme le commissaire en jouant les demi-habiles, en usant de la fibre paternaliste, de la confiance. Il changea donc de registre, parla d’une voix plus posée.
— De l’affaire Frick, évidemment. J’ai étudié le dossier et je me demande si vous n’auriez pas commis là une petite erreur.
Bechthold se laissa aller contre le dossier de sa chaise et joua avec un crayon. Sans que l’un ou l’autre des deux fonctionnaires eût prononcé un mot, Scholl quitta la place. Quand la porte se fut refermée derrière lui, le commissaire demanda :
— Où voulez-vous en venir ?
Répondre à une question par une question : ce genre de pratique avait de quoi faire bouillir un officier SS de la kripo, et cela Bechthold le savait aussi.
Mais Kälterer sut se maîtriser : au fond, il n’avait besoin que d’une seule information.
— Je vous ai déjà parlé de ces ressemblances notables et troublantes entre le meurtre de Stankowski et la mort de Frick. J’aurais aimé savoir qui a reconnu Buchwald sur les lieux où la Frick a été tuée.
— L’affaire est classée. Le dossier est sur le bureau du procureur.
Bechthold avait pris un autre crayon sur son bureau et le faisait pirouetter entre ses doigts sans lever les yeux. Le commissaire avait quelque chose à cacher, Kälterer en était certain. Ou peut-être s’agissait-il une fois encore d’un de ces coups en traître, d’une jalousie entre services, envers ceux qui jouissaient d’un traitement de faveur, ou un de ces coups en douce tout en finesse qui entravaient si souvent le travail de la police. Il déplaça son chapeau de manière qu’il touche une pile de dossiers en désordre.
— Mon cher Bechthold, vous n’allez tout de même pas me refuser cette petite information ?
Bechthold n’avait pas perdu un centimètre du trajet du chapeau. Dans sa main, le crayon ne bougeait plus.