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— Vous vous rappelez mon sauf-conduit ?

Le commissaire se pencha lentement en avant, ouvrit un tiroir dans lequel il sembla plonger tout entier, et en sortit un calepin.

— Heutelbeck, Hinrich, Tempelherrenstrasse 2.

Il leva les yeux.

— C’est lui qui a formellement reconnu Buchwald dans l’escalier ; c’est du moins ce qu’il a déclaré. La déposition écrite de Heutelbeck est sur le bureau du procureur, signée. Buchwald avait une liaison avec Frick. Ce fameux soir, ils se querellent, puis la demoiselle est assassinée. Ce qui fait que Buchwald a un mobile. Mais il nie être entré dans l’immeuble, quoique Heutelbeck l’ait vu. Il se rend ainsi automatiquement suspect, et à mes yeux il l’est encore.

Il arracha une page de son calepin et la fit glisser sur le bureau.

Kälterer s’en empara et se leva.

— C’est tout ce que je voulais savoir, Bechthold.

Il reprit son chapeau et sortit sans un mot.

Parvenu au bout du sombre couloir, passé la porte battante, il vit Scholl appuyé à la balustrade du palier. Les dessous de manche des avant-bras de sa veste bleu foncé étaient souillés de poussière et à l’endroit où il s’était appuyé, le bois brun vernis luisait comme si on venait d’y passer le chiffon. Kälterer lui fit un signe de la tête pour le saluer avant de s’engager dans l’escalier. L’adjoint du commissaire le retint :

— Herr Sturmbannführer, pourriez-vous m’accorder un instant ?

— Certainement. De quoi s’agit-il ?

Scholl tourna le dos à la rampe et dit à voix couverte :

— C’était un ordre. Je ne pouvais rien faire.

— De quoi parlez-vous ?

— Ce que le commissaire vous a dit n’est pas tout à fait exact. Pourtant, il était question de Front rouge, de saboteurs et de traîtres.

Scholl remarqua que ses avant-bras étaient couverts de poussière et s’empressa de tapoter ses manches.

— Venez-en au fait, mon vieux.

L’assistant interrompit sur-le-champ son opération de dépoussiérage.

— Euh, tout le service est vraiment sous pression à cause de l’attentat contre le Führer et de l’augmentation de la criminalité.

— Vous commencez à me taper sur les nerfs, mon cher Scholl.

Scholl regarda vers la porte battante.

— Bechthold a monté tout un truc, là… avec ce rouge… ce Heutelbeck… Un rouge pur jus, membre d’un comité d’entreprise depuis leur création et tout et tout. Jamais capable de la boucler. Il faisait toujours des blagues idiotes, traînait le mouvement dans la boue, mais personne ne l’a jamais dénoncé.

Tout en lui parlant, l’assistant le regardait, comme s’il guettait un mot d’approbation. Kälterer haussa les épaules.

— Bechthold a donc menacé Heutelbeck avec son passé de rouge et l’a ainsi obligé à identifier Buchwald. Dès le départ, j’ai pensé que ce n’était pas correct, même pour se faire bien voir de ses supérieurs. Bechthold voulait certainement se rendre indispensable en ces heures décisives pour notre patrie.

Scholl s’interrompit net. Puis il ajouta à voix basse :

— Mais c’était, c’est encore, mon supérieur hiérarchique…

Cet incident cadrait avec le reste. Partout où il mettait les pieds, il pataugeait dans la même gadoue. Il donna un coup de pied dans une boulette de mortier qui alla s’écraser quelques marches plus bas.

— Et vous aussi, vous voulez sans doute vous rendre indispensable, n’est-ce pas ? Maintenant qu’on fait même appel à des divisions de vieux grognards pour la milice du Volkssturm.

Kälterer posa le pied sur la première marche. Jusqu’au rez-de-chaussée le milieu des marches avait été tellement piétiné qu’il en était propre.

38

— Mollo, mollo, un petit vieux, c’est pas un express !

La porte s’ouvrit lentement, dévoilant peu à peu le visage non rasé d’un homme aux cheveux gris d’environ soixante-dix ans. Sous des sourcils en broussaille, une paire d’yeux éveillés contemplaient Kälterer avec curiosité.

— Comme je vous vois là, jeune homme, dans votre étoffe premier choix, je me demande quelle sorte de combattant de l’arrière vous êtes…

Kälterer lui présenta son laissez-passer.

Heutelbeck plissa le front en examinant le document et ses sourcils se réunirent en une longue chenille velue.

— Il faut que nous ayons un petit entretien.

— Mais ils m’avaient dit que l’affaire en resterait là.

— Je ne sais pas de quoi vous parlez. Me permettez-vous d’entrer ?

Un bref tressaillement et la chenille se scinda en deux. Le visage du vieil homme se détendit.

— Bon, ben, entrez donc dans ma modeste chaumière.

Heutelbeck le précéda dans une pièce encombrée qui sentait fort le remugle, le petit vieux et le tabac froid, et où stagnaient aussi des relents de chou bouilli.

— Asseyez-vous donc.

Heutelbeck lui désigna une chaise près de la table.

— J’étais justement en train de boire une tasse de jus de chaussettes, de fumer une bonne pipe et de regarder ce qu’ils disent dans le journal. Faut bien se tenir au courant de tout ce qui se passe dans notre vaste monde.

À côté d’une pipe éteinte, l’ersatz fumait dans un vieux gobelet ébréché en émail. La table était saupoudrée de miettes de pain et de brins de tabac, sans compter les débris d’allumettes tombés de l’énorme cendrier plein à ras bord.

— Merci, répliqua Kälterer, mais il poursuivit son chemin jusqu’à la fenêtre et jeta un œil dans la Tempelherrenstrasse, sur le canal et les bassins derrière lesquels le soleil se couchait lentement. Vous avez là un beau point de vue.

— Là, vous avez bien raison, tout le monde en est jaloux. Mais le plus beau, c’est que le spectacle change presque tous les jours : il y a toujours du neuf. Sans compter que la vue est de plus en plus dégagée…

Une authentique grande gueule de Berlinois, ce bonhomme. Les Berlinois ne se laissaient pas abattre. Mais ce genre de blague défaitiste pouvait vite vous conduire à la prison de Plötzensee. Le vieux avait l’air de croire que son misérable petit arrangement avec Bechthold lui valait sauf-conduit. Mais avec lui, ça ne prenait pas.

Heutelbeck sirotait bruyamment son ersatz de café.

— Vous voudrez bien m’excuser de m’être assis, mais le café refroidit.

Il tapota le fourneau de sa pipe sur le bord du cendrier, y fourailla encore un peu jusqu’à ce qu’il la trouve suffisamment curée, souffla dans le tuyau pour en extraire un jus brunâtre, puis tira avec difficulté de la poche de sa veste en laine une vieille boîte rectangulaire en fer-blanc bouclée par un élastique.

— Alors, qu’est-ce qui vous tracasse, z’avez des sujets de réclamations ?

Il ouvrit la boîte, en sortit précautionneusement un vieux mégot qu’il débarrassa de son papier raide de salive séchée, bourra sa pipe avec le pouce, craqua une allumette et pompa plusieurs fois sa flamme jusqu’à ce que d’épaisses volutes de fumée bleu-gris sortent de sa bouche.

Il se tourna vers Kälterer, toujours appuyé au montant de la fenêtre, mais qui n’avait rien perdu de son manège.

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Votre humour vous fait honneur, Herr Heutelbeck, mais allez-y mollo. J’ai quelques questions à vous poser au sujet de votre déposition sur le meurtre de Fräulein Frick, Angelika.

— Mais c’est plus d’actualité, avec tous ces événements qui se bousculent.

Heutelbeck hocha la tête d’un air compatissant.

— La pauvre demoiselle !

Sa voix avait l’air plus cassée :