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— Et puis, j’ai déjà dit tout ce que vous vouliez entendre.

Kälterer fit le tour de la table et fixa le visage parcheminé de Heutelbeck.

— Que voulez-vous dire ?

— Vous avez mon témoignage écrit. Votre collègue l’a emmené avec lui.

— Vous avez donc rencontré Georg Buchwald dans la cage d’escalier à l’heure du meurtre ?

— C’est bien ce qui est écrit dans ma déposition, non ? Qu’est-ce que vous voulez de plus ?

— Buchwald conteste votre témoignage.

— J’ai dit ce que vous vouliez entendre.

— Je ne vous comprends pas.

Kälterer posa une photo de Haas sur la table.

— Connaissez-vous cet homme ?

Heutelbeck sortit de la poche de sa chemise de flanelle fatiguée une paire de lunettes dont il avait réparé une branche avec du fil de fer, la chaussa et se pencha sur la photo. Il se tut quelques secondes. Les pommettes du vieil homme tressaillaient sous sa peau mâchée.

— Connaissez-vous cet homme ?

— A votre avis, où j’aurais dû le rencontrer ?

— Ne jouez pas les idiots, ce n’est pas un jeu de questions-questions.

Il retourna à la fenêtre.

— C’est lui que vous avez vu dans la cage d’escalier, ou c’est Buchwald ?

Heutelbeck était resté courbé sur la photo de sorte qu’on voyait bien sa nuque mal rasée.

— Qui faut-il que j’aie vu dans la cage d’escalier, qu’est-ce que vous avez envie d’entendre ? demanda-t-il à voix couverte.

— La vérité, mon vieux. C’est votre devoir de la dire.

Il ne répondit pas, s’entêtant à fixer la photo. Kälterer marcha de long en large derrière son dos. Les petits cheveux gris ne se hérissaient pas dans sa nuque. Vérité ou mensonge, ce n’est pas en regardant sa nuque qu’il le saurait. Quand quelqu’un ment, il faut le regarder en face, en plein visage, dans les yeux, mais il restait obstinément derrière Heutelbeck et observait la nuque ridée et les cheveux clairsemés.

Bergmann, lui, avait toujours fait face aux prisonniers, leur criant dessus et les frappant. Assis à l’autre bureau, lui ne les voyait jamais que de dos. Ils commençaient par rester assis bien droit, puis ils se courbaient peu à peu vers l’avant, offrant de plus en plus leur nuque. Des silhouettes désespérées, perdues, peu importe ce qu’ils racontaient. Une balle dans la nuque.

Il en eut assez. Trop de rebelles ces derniers temps, à commencer par cette Everding, et maintenant ce type, séditieux lui aussi. Même si tout le monde vaquait à ses petites affaires, même si tout le monde devinait lentement que Führer, peuple et Reich s’en allaient à vau-l’eau, il avait une mission à accomplir et il entendait la mener à bonne fin, peu importait le chaos tout proche.

— Dites-moi la vérité, mon vieux, tout simplement la vérité.

Le vieux fixait toujours la photo, muet comme une carpe. Kälterer n’était pas venu pour perdre son temps. Il attrapa Heutelbeck par les cheveux et lui cogna violemment le visage contre la table. Heutelbeck hurla. Il lui releva la tête, lui arracha les lunettes, lui cogna de nouveau la face contre la table.

— Espèce de sale porc, vous dénoncez quelqu’un pour meurtre uniquement pour détourner l’attention de vos gamineries de coco. Et vous croyez que ça va marcher ? Vous le croyez vraiment ?

Il respira profondément.

— Alors, et maintenant, vous le reconnaissez plus facilement, l’homme de cette photo ? Vous me dites la vérité tout de suite, ou vous voulez que je remette ça ?

Il lâcha le vieux et s’assit en face de lui. Les journaux entassés sur le plateau de la table avaient amorti les coups. Le front de Heutelbeck ne semblait pas trop avoir souffert. Son nez saignait et gouttait sur le bord de la nappe déjà pleine de taches. La branche de lunettes s’était complément détachée et un verre s’était cassé.

Heutelbeck gémissait doucement.

— J’ai pas fait ça pour moi. Mais pour mon fils, ma bru et mes deux petits-enfants. Le commissaire m’a menacé, il se chargerait personnellement de les faire disparaître… Je n’avais pas le choix, il est capable de tout. Et alors, je lui ai dit tout ce qu’il voulait entendre.

Kälterer tira un mouchoir de sa poche et le lança à Heutelbeck. Bechthold était vraiment un sale type. Cette grande gueule de Heutelbeck lui venait au bon moment avec ses sorties défaitistes. Un type comme ça finissait toujours par se prendre les pieds dans le tapis. Il ne pouvait pas s’en empêcher. Une victime-née, celle qu’on attend.

Heutelbeck ignora le mouchoir, en tira un de sa poche de pantalon et s’en tamponna le nez. Il évitait le regard de Kälterer.

— Et ensuite ?

Kälterer rempocha son mouchoir et désigna la photo de Haas.

Heutelbeck s’essuya une fois encore le nez. Le saignement diminuait lentement.

— Oui, j’ai vu cet homme ici. C’est lui qui a frappé chez moi ce jour-là, pas Buchwald.

Heutelbeck se passa le mouchoir plein de sang sur le visage.

— Faut que vous compreniez, ma famille, mon fils… Le commissaire a dit que si je ne disais pas que j’avais vu Buchwald sur le palier, il s’occuperait de ma famille. S’agirait que de moi, jamais j’aurais fait ça, vous auriez pu me tuer sur place…

39

— Heil Hitler, Herr Sturmbannführer, Bideaux à l’appareil.

— Heil Hitler, Hauptsturmführer.

— Comment allez-vous ? L’enquête avance ?

— On fait ce qu’on peut, Bideaux, répondit-il impatiemment. Que me vaut l’honneur ?

— Le Gruppenführer voudrait vous parler. Le mieux serait immédiatement.

Merde. Il fallait qu’il trouve quelque chose à lui dire.

— Bien, j’arrive tout de suite.

Ils lui avaient laissé suffisamment de temps pour travailler à sa guise et ils voulaient tout doucement voir des résultats. Il doutait que ce qu’il avait découvert correspondît à leur attente. Karasek était mort victime d’une vengeance personnelle. Aucune trace d’un quelconque complot politique. Langenstras aurait du mal à accepter ça. Tout était clair, cependant : Haas avait assassiné Frick, Karasek et Stankowski. Ce type tuait l’un après l’autre tous les voisins susceptibles de l’avoir dénoncé. Si son hypothèse était exacte, c’était au tour de la vieille Fiegl. Il fallait donc qu’il la prévienne.

Il prit congé d’Inge, assise à son bureau, penchée sur les dossiers des affaires commerciales de Karasek. Il les avait complètement oubliées celles-là, ces derniers temps. Ça n’avait plus autant d’importance, il connaissait l’assassin.

— Prends ton temps, Inge, ça ne presse pas.

Dehors, le vent soufflait en tempête et s’engouffrait dans le bâtiment froid, sifflant le long des couloirs. Il voulut tout de même aller à pied à la Prinz-Albrecht, se vider l’esprit, préparer une stratégie pour Langenstras. Les petites gouttes de pluie froide tournoyaient dans l’air et le frappaient au visage. Pour se protéger, il enfonça plus profondément son chapeau sur son crâne, remonta le col de son manteau et plongea ses mains au fond des poches. Il avait dénoué l’affaire. On aurait déjà pu mettre en branle toute la machine, jeter les filets à la recherche de l’assassin, surveiller l’appartement de Fiegl, les gares, perquisitionner les hôtels et les bistrots. On aurait pu lâcher les limiers sur la piste. Ils étaient bien placés pour savoir où quelqu’un pouvait se cacher dans le désert de ruines de la cinquième année de guerre. Son travail était terminé. Mais cela signifiait aussi : retour dans le merdier, retour au front. Dans la situation où il se trouvait, il ne fallait surtout pas aller trop vite.