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Il y eut un répit.

Il se redressa, jambes vacillantes, et guetta de nouveau par la tabatière. Quelques rues plus loin, les flammes dévoraient les immeubles bombardés. Il entendit du bois pétiller et se fendre en craquant, des murs s’effondrer. Il entendit l’air chaud qui sifflait dans le défilé des rues en feu, le devinait s’engouffrant par les fenêtres en chuintant, traversant des maisons éventrées réduites à l’état de carcasses, projetant dans le ciel rougeoyant des bouts de papier enflammés et des braises de la taille de grêlons. Sa vue était troublée par des nuages de suie et de poussière que les rayons des projecteurs tentaient de percer. La DCA se remit à tirer sans arrêt, mais les flottilles en formation carrée passaient dans le ciel, escadrille après escadrille, lâchant leurs charges en un ballet mortel.

Mettez-les en pièces ! Mettez-les en pièces !

Peu de temps après, des bombes au phosphore explosaient dans les tranchées de décombres creusées par les mines. Elles crevaient les toits, les flammes léchaient les murs des cages d’escaliers et des combles, embrasaient des conduites de gaz ; elles éclataient sur les pavés, projetant d’innombrables boules de phosphore enflammé. Les murs des appartements mis à nu, perforés par des éclats de bombes, et que seuls retenaient encore d’invisibles tiges de fer à béton, pendaient aux façades des immeubles comme des tapisseries arrachées.

Le vent lui apporta une âcre odeur de brûlé et il vit à l’horizon le mur de flammes où tremblaient des mirages. Il ne put en détacher les yeux et fixa cet enfer rouge et noir jusqu’à ce qu’ils s’emplissent de larmes.

Brûle, Berlin, brûle ! Balancez des bombes explosives dans les flammes, des bombes de dix, vingt, trente quintaux, que ça forme une masse de feu que plus personne ne pourra jamais éteindre, écrasez la ville sous vos bombes…

« Écrasez la ville sous vos bombes ! » Il était réellement en train de hurler dans la nuit, cou tendu hors de la lucarne ; il n’avait plus peur, il se sentait soulagé, libéré, il n’était plus seul et c’est presque avec détachement qu’il observa quelques bombes perdues qui crevaient les toits de maisons voisines en rugissant, expédiant des nuages noirs dans le ciel.

Le plus fort de l’attaque semblait passé. Il entendait bien encore quelques déflagrations ici ou là, une fois même une rapide suite d’explosions dans le lointain. La toux sèche des unités de la DCA retentissait encore à l’horizon, mais le vrombissement des moteurs d’avions s’apaisait lentement. Le ciel rougeoyait d’innombrables immeubles en flammes.

— Vous êtes cinglé, mon vieux ? Fatigué de vivre ? Dépêchez-vous de descendre à l’abri. Immédiatement !

Il ne l’avait pas entendue venir, avait presque oublié qu’il était là pour elle. Il se retourna lentement.

La silhouette de la femme n’était qu’à une portée de bras. La lueur rouge qui brillait à travers le carré de la lucarne lui éclairait le visage. Elle avait à peine changé, debout là, mignonne et frêle. Même le casque d’acier trop grand pour elle lui allait bien, formant un contraste qui seyait presque avec ses vêtements soignés.

Elle le regardait droit dans les yeux, mais ne le reconnut pas, vraisemblablement parce qu’il était à contre-jour.

— Qu’est-ce que vous faites là, à la fin ?

Elle avança d’un pas.

— Vous habitez ici ?

Son bras se détendit. Le rayon d’une lampe de poche se vrilla dans les yeux de Haas. Des secondes durant, il n’entendit que sa propre respiration et les tirs sporadiques dans le lointain.

— Toi ! murmura-t-elle enfin.

— Oui, me voilà de retour.

Il lui arracha la lampe et la lui braqua dans les yeux.

Elle avait un peu vieilli, semblait plus soucieuse. La lumière crue creusait des ombres sous des yeux fatigués et des pattes-d’oie bien marquées.

— Oui, me voilà de retour, répéta-t-il lentement. Et maintenant, on va enfin parler sérieusement tous les deux.

4

Le bruit était indéfinissable. Un bruit intense, aigu, persistant. Une alerte ? Une sirène ? La porte d’entrée ? Le téléphone ?

C’était le téléphone. On appelait de nouveau.

— Oui. Parfaitement.

Les transmissions, technique de communication la plus moderne, le téléphone… Nouvelles fraîches, toujours de nouveaux rapports. Et des chiffres.

— Oui, nous avons tout reçu clairement, je répète : lieu d’intervention atteint dans les temps prévus, 27… 43… 342…

— 28… 147… 275… 93…

Le Gruppenführer entre dans la pièce. Le téléphone, une grande table en bois, des cartes avec les lieux d’intervention. Une petite table, une machine à écrire, le rapport.

Tout le monde se lève d’un bond, rectifie la position.

— Alors, Sturmführer, où en est-on ?

Le manteau atterrit sur le dossier d’une chaise.

— Tout se déroule comme prévu, Gruppenführer. Le territoire est bouclé. Terrain boisé, mauvais chemins d’accès, quelques marécages infranchissables à l’est, des étangs à l'ouest et au sud-ouest, autant d’obstacles naturels. Les groupes d’interventions sont déployés.

— Merci pour votre aide, Sturmführer… Bon travail.

Le Gruppenführer sort. La porte se referme. L'air froid de novembre s’est infiltré dans la pièce.

— 59… 219… 83…

Toujours des chiffres.

Les rapports.

Le Gruppenführer.

Le village… L’église…

Les cris.

Il se réveilla, baigné de sueur, ouvrit des yeux hagards. Il ne voyait que le plafond sombre. Des rayures vertes zébraient le compartiment par intermittence.

5

— Vous descendez l’allée centrale et vous prenez la deuxième travée à gauche, après la fontaine. Vous trouverez la tombe à droite, juste devant le mur.

Le gardien aux cheveux gris leva les yeux du plan. Avec ses lourdes poches gonflées sous des yeux aux paupières rougies, il était l’image même de la compassion éternelle.

— Vous êtes l’époux et le père ?

Il confirma.

— Je sais que ça ne vous consolera pas, mais ça fait des mois que des hommes viennent ici, le plus souvent des permissionnaires. Ils cherchent tous les tombes de leurs parents, des maris, des fils, des frères. Tellement de morts !

L’homme se leva en prenant appui sur la table et le précéda, l’air pataud dans ses lourdes bottes en caoutchouc.

— Des fois, on ne peut même pas dire avec exactitude aux familles où sont enterrés leurs enfants et leurs femmes. Parce qu’il faut qu’on en mette beaucoup dans des fosses communes. Des fois, après des raids, il y a tellement de morts dans les mes… on ne peut quasiment plus les identifier, ou alors il faut les ensevelir le plus rapidement possible à cause des risques d’épidémie. On aimerait bien creuser des tombes individuelles, mais on n’a pas le temps.

Il suivit l’homme sur une petite avant-place recouverte de gravier.

— Même ici, ils ne trouvent pas toujours leur repos éternel. Pas plus tard qu’hier, il y a un obus perdu qui est tombé en plein dans une fosse commune. Je vous dis pas ! C’était effroyable. Infect ! Il a fallu qu’on ramasse tout ça et qu’on réenfouisse les morceaux. Ne le prenez pas mal, mais on peut dire que votre famille a eu bien de la chance.