Naujocks en avait été depuis le début. Si un type comme lui, un combattant de la première heure, se tirait des pattes, il fallait qu’il réfléchisse sérieusement à la suite, à ce qu’il ferait au cas où le sol se déroberait définitivement sous ses pieds.
— Bien, bien, approuva Langenstras en tournant ses regards vers la bouteille de schnaps. Mais dites-moi, quels rapports avec vos recherches sur les habitants de cet immeuble ? De la Sophienstrasse, si je ne me trompe.
Touché ! Le coup était précis. Il ne fallait vraiment pas sous-estimer ce vieux bavard. Il commençait par vous endormir et frappait subitement avec la vitesse de l’éclair. C’est Inge qui en savait le plus sur cette affaire. Le mouchard s’appelait donc Inge. Il ne pouvait plus faire confiance à personne, moins encore que naguère. Si Inge avait parlé, Langenstras savait que les victimes avaient habité le même immeuble, et il en aura facilement conclu qu’il n’y avait aucun mobile politique aux meurtres.
— La routine, Gruppenführer, la routine. Je suis toutes les pistes. Les personnes en question étaient d’anciens colocataires de Karasek. J’ai enquêté sur tous ceux qui le touchaient de près ou de loin, voisins, connaissances, ennemis éventuels. Et je n’ai pas encore tout à fait terminé. Peut-être y a-t-il là des rapports, des coïncidences.
— Bien, bien, répliqua Langenstras, continuez comme ça. Vous savez comment vous y prendre. Vos conclusions sont d’ores et déjà remarquables. Il faut que nous nous débarrassions de ces illuminés.
Il jeta un œil à sa montre.
— Vous m’excuserez, Sturmbannführer, je suis très pris, tout le monde veut quelque chose de moi et je ne peux pas être partout.
— Mais certainement, Gruppenführer.
Kälterer salua. Langenstras se contenta de lui tendre la main.
— Tenez-moi au courant, Sturmbannführer.
Kälterer opina et quitta la place. Il ne comprenait pas : en plein milieu d’une conversation où il était réellement question de résultats tangibles au sujet de l’enquête qu’il lui avait confiée, où il aurait pu facilement le mettre au pied du mur, Langenstras mettait fin à l’entretien. Il était clair que s’il était bien informé par ses nombreux mouchards, il n’exploitait pas vraiment leurs renseignements. À la sortie, un planton vérifia sans un mot son laissez-passer et il franchit la chicane de sacs de sable. Il leva les yeux vers la dentellière de pierre que l’humidité semblait avoir noircie.
Le vent avait chassé la pluie et quelques rayons de soleil luisaient sur le pavé humide. Il alluma une cigarette et remonta la rue.
Peut-être que Langenstras ne s’intéressait pas autant à cette affaire qu’il le laissait croire, son dénouement ne tracassait pas le Gruppenführer autant qu’il le pensait. Peut-être que la vérité ne l’intéressait pas.
Avec ce vent, la R6 n’avait aucun goût. Il jeta la cigarette en direction du caniveau. Elle atterrit sur le bord du trottoir. Le vent s’en empara et il la perdit de vue.
40
Haas était propriétaire d’un jardin ouvrier quelque part entre Lichtenberg et Marzahn et sa femme s’en était encore occupé jusqu’à sa mort. Il n’avait eu aucun mal à obtenir cette information. La mère Fiegl le lui avait dit. Il n’avait rien appris d’autre lors de son interrogatoire, mais elle savait au moins ça. La vieille femme avait eu une réaction horrifiée et s’était mise à trembler quand il lui avait dit de se tenir sur ses gardes parce que son ancien camarade d’immeuble, Haas, était sur ses traces et voulait se venger d’elle puisqu’il la rendait responsable, elle et les autres, de son malheur.
La voiture cahotait lentement, de nid-de-poule en nid-de-poule, sur le chemin de terre bourbeux qui menait aux jardins ouvriers.
Il pensait encore à cette conversation avec la vieille Fiegl, ou plutôt aux réponses incompréhensibles qu’elle avait bredouillées au sujet de cette folle série de meurtres.
La dénonciation ? Haas ne pouvait pas la chicaner à cause de ça ! C’était un peu ennuyeux, mais son seul tort était d’avoir été présente ce soir-là, ce n’est pas comme si elle l’avait personnellement dénoncé. Mais quelle idée aussi d’aller offenser le Führer ! Un peu de chance dans la vie et la paix chez soi, elle n’en demandait pourtant pas plus. Et ce qu’il avait dit, bien inutile, ça aussi… Mais c’était comme ça dans la vie. On est là, on ne pense à rien de mal. En fait, on se trouve au mauvais endroit au mauvais moment, et tout à coup on est embringué dans une histoire stupide, avec laquelle on n’a strictement rien à voir, et il faut se justifier quand même. C’était comme ça, voilà tout. Terminé. Tout en parlant, la femme n’avait pas cessé de le regarder d’un air stupide.
— À droite, maintenant, Herr Sturmbannführer ? lui demanda Kruschke sans se retourner.
— Arrêtez-vous ici, Kruschke, je ferai le reste à pied. Ce n’est pas le moment de se faire repérer avec des bruits de moteur.
— À vos ordres, Sturmbannführer. Pour un Berlinois, le coin est vraiment désespérant, remarqua le chauffeur.
Il était sans doute aussi de cette armée de mouchards qui faisaient leur rapport à Langenstras.
— Soyez heureux d’y conduire votre berline. Vous pourriez sans doute être muté dans des endroits pires que celui-ci.
Derrière son volant, Kruschke rectifia la position. Allons, il n’avait sans doute pas encore eu la possibilité de cafarder quelque chose de bien intéressant !
Kälterer vérifia que le chargeur de son 9 mm parabellum était plein et le repoussa, dans son logement. Un chargeur de huit cartouches, c’était suffisant, sauf pour nettoyer une tranchée en combat rapproché. Il fit sauter le cran de sûreté du pistolet. Il n’était pas tout à fait impossible que Haas soit dans son jardin. L’homme était dangereux, il fallait s’attendre à tout.
Si vis pacem, para bellum. « Si tu veux la paix, prépare la guerre. » C’était à peu près le sens. C’était peut-être à cause de son éducation humaniste qu’il tenait à ce lourd P08, quoique l’arme eût été remplacée en 1942 par un modèle plus récent. Et qui plus est : elle n’était pas du tout en rapport avec son grade. Habituellement, les officiers s’achetaient eux-mêmes leur arme, et avant tout un calibre 7,65. Ces derniers temps, on se portait volontiers sur le Mauser, pour les reflets bleus du métal.
Il enfouit le pistolet dans la poche de son manteau et regarda brusquement dans le rétroviseur. Son regard croisa celui de Kruschke qui l’observait avec attention. Le chauffeur détourna aussitôt les yeux et fixa le pare-brise.
— Attendez-ici !
Il descendit de voiture et ferma la portière sans la claquer. C’était peut-être une précaution inutile, car le vent qui soufflait en tempête étouffait tous les bruits. Ils auraient pu s’approcher plus, mais on n’était jamais trop prudent.
Il suivit le chemin boueux à courtes enjambées. Les lopins de terre des jardins ouvriers étaient à environ deux cents mètres. Quelques corneilles passèrent au-dessus de lui en croassant, survolèrent les arbres et se posèrent entre les jardins et un bosquet, dans un champ fraîchement ensemencé.
Les lieux avaient l’air abandonnés. Il n’y avait pas âme qui vive, aucun bruit ne signalait une quelconque activité ou des jardiniers qui seraient venus le soir après le travail pour préparer leurs plates-bandes et leurs cabanes pour l’hiver. Au-dessus de l’entrée principale, un écriteau signalait : « Lieu de jardinage et de repos ». L’association ne s’était pas souciée d’une clôture. Il n’en repéra pas non plus à l’autre extrémité de l’allée centrale. Selon le croquis qu’il s’était tracé suivant les indications de la mère Fiegl, la parcelle de Haas était la dernière à droite de la deuxième allée perpendiculaire.