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Il s’était décidé. Techniques de combat rapproché, formation à différentes armes de tir, entraînement incessant et finalement répétition générale dans les landes du Brandenbourg. Jusqu’au jour J, jusqu’à ce que le jour J soit arrivé, le jour de l’entrée en action, le point de non-retour.

Il avait connu des centaines de personnes au cours de sa carrière, des camarades, des supérieurs, de simples relations, les amis précieux et les autres. Il avait oublié beaucoup de noms, ou ne se les rappelait qu’après de longs efforts, et cela malgré cette bonne mémoire qu’il avait exercée dans son travail.

Mais ceux des hommes assis là avec lui, en civil, dans cette simple chambre de l’hôtel Maison de Haute-Silésie, lui étaient encore bien présents : Skibba, Hartmann, Schröder, Brunnenkamp — les camarades.

Mais il y avait aussi un certain Honiok, Franz, de Hohenlieben, district de Gleiwitz, quarante et un ans, représentant en machines agricoles, le premier mort et sans doute la première conserve de la guerre, traîné jusqu’à la station radio allemande de Gleiwitz, étourdi, sans connaissance, et fusillé sur place. Et il y avait aussi Naujocks, naturellement…

Alfred Helmut Naujocks. Le vétéran, le boxeur amateur, le costaud, Standartenführer SS, sans doute parmi les premiers à s’être battu pour le Führer contre les rouges dans des combats de rue, il y avait longtemps de cela. Ils l’admiraient tous, le Naujocks, le chef du commando.

Mais pour la mise en scène projetée, le simulacre d’attaque polonaise, un mort ne suffisait pas.

« Kälterer et Schröder, allez nous procurer d’autres conserves. »

Ils étaient allés chercher les futurs cadavres de l’opération « Conserves en boîte » parmi les détenus du camp de concentration de Sachsenhausen. Quelqu’un les avait abattus. Pas lui. Un autre.

Deux infirmières poussaient hâtivement le lit entre les deux travées. Le soldat geignait à peine.

— Je te parie qu’il ne s’en tirera pas, lui souffla son voisin de lit. Deux jours, pas plus. Une bouteille de schnaps ?

Kälterer ne répondit pas. Depuis des jours, il se sentait accablé, recru de fatigue. Mais il n’arrivait pas à s’endormir. Il restait éveillé, à fixer le plafond. Il aurait eu besoin de schnaps, de beaucoup de schnaps, de cognac français, comme ce jour où ils s’étaient congratulés à l’hôtel, aux premières lueurs de l’aube, épuisés et complètement délirants en écoutant le discours du Führer : « La Pologne, cette nuit, pour la première fois, et ce sur notre propre territoire, a fait ouvrir le feu par des troupes régulières. Depuis cinq heures quarante-cinq du matin, nous ripostons ! A partir de maintenant, nous rendrons bombe pour bombe. »

Beaucoup de bombes étaient tombées depuis ce jour-là, et cette simple guerre contre la Pologne était devenue une guerre contre le monde entier, impossible à gagner désormais.

Il se retournait sans cesse sur sa couche, finit par abandonner toute idée de sommeil et s’assit sur le bord de son lit. Il s’était souvent demandé pourquoi on avait bien pu appeler les morts des « conserves ». Pour souligner leur totale disponibilité ? Perinde ac cadaver ? Une ici, une là ; non, pas celle-là, pas celle avec des traits aryens ; ça ne fait rien, nous en avons beaucoup d’autres en réserve.

Il pensa à deux vers d’un poème. Son camarade de classe au collège, ce jeune idéaliste aux penchants socialistes, lui murmurait toujours ces deux lignes quand le professeur d’allemand racontait avec beaucoup de pathos sa bataille de la Somme : « L’Etat a besoin d’hommes-conserves / Et pour lui le sang a goût de jus de framboise. »

Kälterer s’étira sur son lit. Il était bien question de l’État allemand, et passé ces années humiliantes d’après 1918, tous les moyens étaient bons. La force crée le pouvoir et le pouvoir le droit. Mais entre-temps la situation avait changé du tout au tout. Gleiwitz et Venlo avaient encore pu passer pour des coups de main bien menés, téméraires, des actions d’éclat. Mais ensuite ? « La guerre est cruelle, et à la guerre, être modéré c’est faire preuve de bêtise. » C’est Naujocks qui avait dit cela. Éliminer le moindre doute en soi : beaucoup de supérieurs s’y entendaient. Il avait étouffé tous ses scrupules, obéi aux ordres, fait son devoir. Les vers de Brentano lui revinrent en mémoire : « … et celui-là est mauvais qui prend la fuite. » Il avait voulu faire carrière, évidemment. Peut-être Merit avait-elle eu raison, mais aussi longtemps qu’il avait la possibilité de monter dans la hiérarchie, il se moquait éperdument de savoir ce qui se passait autour de lui. Il était soldat, officier. Qu’aurait-il pu faire d’autre ? Brentano jetait un regard plus fataliste sur tout cela. « Celui qui tombe ne se relève pas, celui qui est debout peut encore vaincre, le survivant a raison, est mauvais qui prend la fuite, tralala. »

Depuis longtemps, les choses n’étaient plus aussi simples.

7

C’était un dimanche, tôt le matin. Excepté les quelques corbeaux qui passaient en croassant au-dessus du terrain, tout était tranquille. Mais il fallait tout de même rester prudent. Beaucoup de gens avaient perdu leur logement au cours des bombardements et trouvé un abri provisoire dans les cabanes de jardins ouvriers. Par bonheur, les parcelles avoisinantes ne semblaient pas occupées et personne n’y était venu récemment. Leurs propriétaires avaient peut-être été évacués à la campagne ou tués sous les bombes. Haas avait eu de bons rapports avec ses voisins, ils avaient souvent échangé des semis et s’étaient entraidés pour la construction des cabanes.

Il connaissait beaucoup de petits jardiniers dans la colonie. Certains savaient parfaitement qui il était, mais il était incapable de deviner s’ils étaient au courant de ce qu’il lui était arrivé. C’était possible : le parti avait le bras long et il était présent jusque dans les plus petites associations de jardiniers du dimanche. Il était donc plus prudent d’éviter ses voisins et de ne pas se montrer.

Il saisit une cuvette en émail, se glissa par la porte en bois et pompa de l’eau au puits. Il retourna à sa cabane, se lava puis se planta devant un fragment de miroir, coupa du mieux qu’il put avec la lame rouillée de son rasoir sa barbe barbouillée de savon de soude. Son visage s’était aminci, ses joues s’étaient creusées, les pommettes faisaient saillie. Cela lui allait bien, d’une certaine manière. Il se passa la main sur le menton, regarda ses yeux foncés et esquissa un léger sourire. Il remarqua alors les nombreuses petites rides qui donnaient cet air de parchemin froissé aux coins de ses yeux et aux commissures de ses lèvres, et il vit les rides d’amertume qui apparaissaient de son nez à sa bouche. Il ne ressemblait pas précisément à Willy Fritsch, plutôt à une espèce de Luis Trenker qui aurait vieilli trop vite. Mais bah…

Il se pencha en avant, ouvrit la bouche et palpa les deux chicots qui lui restaient à la mâchoire inférieure. Les salauds… Il avança le menton, retroussa les lèvres. On ne verrait la brèche que s’il riait à gorge déployée. Et ça ne risquait pas de lui arriver souvent.

Il quitta les jardins à bicyclette et suivit la ligne de la S-Bahn jusqu’à la station Lichtenberg. Malgré l’heure matinale, il y avait déjà beaucoup de monde, énormément de cyclistes. Ils devaient faire partie des équipes du dimanche.

Le Moloch brun continuait donc à braver sa défaite, les entreprises les plus importantes pour la production de guerre semblaient encore tourner à plein, on travaillait encore vingt-quatre heures sur vingt-quatre, l’arrière-front s’éreintait encore à la tâche, on s’esquintait encore l’échine, les doigts en sang. Le système continuait encore à fonctionner.