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« Bataille défensive sur le secteur nord du front est. » Il ne s’intéressa pas particulièrement aux nouvelles de la guerre, pas plus qu’à un article où il était question d’une insurrection à Varsovie. En revanche, un éditorial de Goebbels attira son attention : « Prêts à tout et déterminés ». Dès les premières lignes, il comprit que leur auteur sentait la fin proche… C’était le dernier sursaut, puis c’en serait fini de la gloire, des forfanteries, des grandes gueules.

« À la guerre, il n’y a pas d’erreur plus grave que de se faire de vaines illusions au moment où l’on remporte des succès. Un peuple n'est pas vaincu parce qu'il a subi une série de revers militaires. Il en faut beaucoup pour vaincre une grande nation, et le plus souvent elle ne l’est vraiment que quand elle se déclare elle-même perdue. Du Führer au dernier homme, à la dernière femme, au dernier enfant même, la nation est prête à tout et déterminée à tout. Nous sommes simplement nés dans le malheur et d’effroyables douleurs. Le monde nouveau que nous rêvons n'est pas perdu. Nous n'en abandonnerons pas l’idée jusqu'à ce que le destin nous exauce. Les faibles peuvent périr, restent les forts. A nous de décider de quel côté nous sommes. Qui pourrait douter de notre choix ! »

Il se prit la tête dans les mains et jeta un œil à travers la fenêtre à moitié tendue d’un rideau de dentelle. Il a raison, le pied-bot. Certes, pas au sens où il l’entend, mais ce qu’il dit est vrai, à condition de mettre ses paroles en perspective : un homme n’est pas vaincu parce qu’il a subi une série d’échecs personnels. Il en faut beaucoup pour ôter la vie à un homme, et il n’est définitivement perdu que lorsqu’il s’est dit lui-même perdu.

— S’il vous plaît, votre commande.

Haas sursauta, il n’avait pas entendu la serveuse approcher. Elle posa le plateau devant lui, lui souhaita un bon appétit et retourna derrière son comptoir.

Au moment où il allait saisir le sandwich à la saucisse de foie, un barbu entra dans le bistrot.

Oui, c’était bien lui. Sans aucun doute. Il se le rappelait plus corpulent, mais la guerre n’épargnait personne et marquait tout le monde. Il observa le barbu qui traversa la salle, s’empara d’une chaise deux tables plus loin et fit un signe de la main à la serveuse la plus âgée.

— Bonjour, Karine. Comme d’habitude, s’il vous plaît.

Puis il sortit de la poche de son manteau un paquet de cigarettes et une boîte d’allumettes, les posa sur la table, retira son manteau, le plia soigneusement et l’installa sur le dossier de sa chaise. Durant un instant, il regarda Haas droit dans les yeux.

Celui-ci remarqua que ses gestes s’étaient ralentis et que l’étonnement se peignait sur son visage. Pas de doute, il l’avait reconnu.

Haas fit semblant de le reconnaître :

— Herr Buchwald ? Georg Buchwald ?

— Oui !

L’homme se leva et vint vers lui.

— Pour une surprise, c’en est une ! Vous, ici ? Le hasard, tout de même ! C’est bien sympathique de se revoir.

Haas se leva à son tour et lui tendit la main.

— Venez, mais venez donc à ma table.

— Volontiers.

Buchwald alla chercher son manteau et ses cigarettes, prit place en face de lui tout en continuant à secouer la tête, l’air incrédule.

— C’est bien que vous soyez sorti. Quand est-ce qu’on s’est vus la dernière fois ?

— Au Nouvel An de 42–43.

— Oui, exactement.

Buchwald fit une pause et le regarda.

— Quelle horrible soirée !

Il approuva et contempla son assiette d’œufs brouillés.

Buchwald alluma une cigarette, souffla la fumée et dit :

— C’est étonnant que je vous rencontre ici. C’est mon bistrot, vous savez. Ça fait des années que je viens presque régulièrement, le dimanche surtout. Je suis venu souvent avec Angelika. Elle aimait beaucoup cette atmosphère.

— Ah ! oui, cette chère Mlle Frick !

Haas s’étonna du calme de sa voix.

— Votre charmante fiancée. Au fait, comment va-t-elle ? Vous vous êtes mariés entre-temps ?

Buchwald secoua la tête et murmura :

— Elle est morte. Assassinée. Il y a trois jours.

Il voulut en dire davantage, mais Haas vit qu’il avait les larmes aux yeux.

— Mais c’est effroyable ! Que s’est-il passé ?

Les larmes de Buchwald ne le touchaient absolument pas. Il lui fit un petit signe de tête, saisit sa fourchette et attaqua ses œufs brouillés.

— Je n’en sais rien.

Buchwald haussa les épaules.

— Elle a été tuée dans les combles de son immeuble pendant un raid aérien. On ne sait pas par qui. La police m’a prévenu. Je n’ai même pas pu la voir une dernière fois. Les légistes gardent encore sa dépouille… Morte, comme ça, du jour au lendemain. (Il secoua la tête, l’air presque résigné.) Je n’arrive toujours pas à y croire.

— Et alors ? La police a une idée du coupable ?

Haas continuait à manger ses œufs brouillés avec appétit.

— Pensez-vous ! dit Buchwald d’un ton maussade.

Il se tut un moment, puis se pencha en avant.

— Vous savez, murmura-t-il, les policiers m’ont interrogé, moi aussi. Ils m’ont même demandé si j’avais un alibi. Mais ce soir-là, j’étais à la maison, seul ; ensuite, quand ça a commencé, je suis descendu à l’abri, naturellement. Mais maintenant plus personne ne veut m’y avoir vu.

Il balaya le plateau de la table du plat de la main.

— Le commissaire m’a pressé comme un citron, il voulait tout savoir de mes relations avec Angelika. Ils m’ont traîné au commissariat. J’ai eu vraiment peur. Ils m’ont confronté à un homme qui prétend avoir vu l’assassin. Et ensuite, je suis passé au service anthropométrique, et ils ont fait des photos, pris mes empreintes digitales, comme si j’étais un criminel. Et tout ça parce que la tante d’Angelika était allée raconter à la police que nous avions rompu nos fiançailles. Ils me soupçonnent, moi, vous vous rendez compte ! Ça me fait tout drôle.

Il baissa encore d’un ton.

— Ils sont même venus chez moi hier, et m’ont de nouveau assailli de questions. Si je leur avais parlé de nos problèmes, ils m’auraient embarqué tout de suite, pour toujours. Je finis tout doucement par comprendre ce qui vous est arrivé.

Haas leva le nez de son assiette et regarda Buchwald :

— Vous vous êtes disputés avec Mlle Frick ? J’ai du mal à le croire. Vous formiez pourtant un couple uni.

Buchwald se redressa. L’expression de deuil s’effaça instantanément de son visage, son front se plissa, il éleva la voix.

— Bah, possible que nous en ayons eu l’air ! Mais il n’y avait absolument rien d’harmonieux entre nous.

Il poursuivit à voix basse :

— Angelika a toujours été difficile à supporter. Difficile à comprendre. Elle m’a laissé sécher d’envie. Tenez : elle se fiance à moi, mais n’arrête pas de trouver à redire à tout, que je ne suis qu’un simple typographe, elle ne cesse de me parler des bons partis qu’elle pourrait avoir.

Buchwald tira nerveusement sur sa cigarette et reprit avec des mines de conspirateur :