Выбрать главу

Sylvia écoutait, l’air surpris. Apparemment, elle n’avait jamais entendu sa belle-mère parler de la sorte, ni peut-être se montrer si détendue et si familière avec un étranger.

— En fait, ça ne s’est pas du tout passé comme ça… C’est une sombre histoire… Je vous expliquerai…

Elle a haussé les épaules.

— Vous y croyez, vous, aux balles perdues ?

Un brun d’environ trente-cinq ans, en pantalon bleu ciel et chemise blanche, était venu s’asseoir sur le canapé à côté de Mme Villecourt, au moment où elle s’apprêtait, sans doute, à me révéler le secret de la mort d’Aimos.

— Je vois que vous êtes en grande conversation… Je vous dérange…

Il se pencha vers moi et me tendit le bras.

— Frédéric Villecourt… Enchanté… Je suis le mari de Sylvia.

Sylvia a ouvert la bouche pour me présenter. Je ne lui ai pas laissé le temps de prononcer mon nom et j’ai dit simplement :

— Enchanté moi aussi…

Il me dévisageait. Tout dans son allure – une certaine aisance, un sourire un peu fat, une voix métallique et autoritaire – indiquait qu’il était conscient de son charme de brun aux traits réguliers. Mais, très vite, ce charme se dissipait à cause de gestes sans grâce en totale harmonie avec la gourmette à son poignet.

— Maman vous raconte toutes ses vieilles histoires… Quand elle est lancée, elle ne s’arrête pas…

— Ça intéresse ce jeune homme, a dit Mme Villecourt. Il écrit un livre sur La Varenne…

— Alors vous pouvez faire confiance à maman… C’est un puits de science pour tout ce qui concerne La Varenne…

Sylvia baissait la tête, l’air gêné. Elle avait posé une main sur son genou et frottait pensivement celui-ci avec son index.

— J’espère que nous allons bientôt nous mettre à table, a dit Frédéric Villecourt. J’ai une faim de loup…

Elle m’a lancé un regard inquiet, comme si elle regrettait de m’avoir entraîné dans cette maison et de m’infliger la compagnie de cette femme et de son fils.

— Nous déjeunerons dehors, a dit Mme Villecourt.

— Vous avez là une excellente idée, maman…

Ce vouvoiement et ce ton affectés me surprirent. Eux aussi étaient en harmonie avec la grosse gourmette du poignet.

L’homme à la veste blanche attendait dans l’embrasure de la porte du salon.

— Madame est servie.

— On arrive, Julien, a dit Villecourt d’une voix claironnante.

— Vous avez mis le dais ? a demandé Mme Villecourt.

— Oui, Madame.

Nous avons traversé la grande pelouse. Sylvia et moi, nous marchions légèrement en retrait. Elle me jetait un regard interrogatif, l’air de craindre que je ne leur fausse compagnie.

— Je suis très content que vous m’ayez invité, lui ai-je dit. Très content.

Mais elle ne semblait pas tout à fait rassurée. Peut-être avait-elle peur des réactions de son mari, quelle observait d’un air vaguement méprisant.

— Sylvia m’a expliqué que vous êtes photographe, a dit Villecourt en ouvrant la grille du portail et en laissant le passage à sa mère. Je vous donnerai du travail, si vous le désirez…

Il me gratifiait d’un large sourire :

— Nous montons une affaire importante avec un ami… Et nous aurions besoin de prospectus et de photos publicitaires…

Il avait beau parler du ton de quelqu’un qui veut rendre service à un subalterne, je ne détachais pas les yeux de la gourmette qui pendait à son poignet. Si « l’affaire importante » à laquelle il faisait allusion était à l’image de cette gourmette aux larges et gros maillons, de quoi pouvait-il bien s’agir sinon de quelque trafic de voitures américaines ?

— Il n’a pas besoin que tu lui trouves du travail, a dit sèchement Sylvia.

Juste en face de la maison, de l’autre côté de la route, au bord de l’eau, Villecourt a poussé une barrière blanche sur laquelle était écrit : « Villa Frédéric, Ponton privé 14, Promenade des Anglais. »

Sa mère s’est tournée vers moi :

— Vous aurez une belle vue de la Marne… Je suis sûre que vous allez prendre des photos…

Nous avons descendu quelques marches creusées dans un rocher qui me semblait artificiel à cause de sa couleur rouge. Puis nous avons débouché sur un ponton très large recouvert d’un dais de toile aux rayures vertes et blanches. Une table de quatre couverts y était dressée.

— Asseyez-vous ici, m’a dit Mme Villecourt.

Et elle me désignait la place d’où je pouvais voir la Marne et l’autre rive. Elle s’est assise à ma gauche, Sylvia et son mari, à chacun des bouts de table, Sylvia de mon côté et Frédéric Villecourt du côté de sa mère.

L’homme en veste blanche a fait deux voyages, de la villa au ponton, pour nous apporter des plats de crudités et un grand poisson froid. Il transpirait, à cause de la chaleur. Villecourt lui avait lancé entre chacun de ses voyages :

— Ne vous faites pas écraser, Julien, quand vous traversez la Promenade des Anglais.

Mais l’autre ne prêtait pas la moindre attention à ce conseil et s’éloignait en traînant les pieds.

Je regardais autour de moi. Le dais nous protégeait du soleil dont la lumière se reflétait sur l’eau verte et stagnante de la Marne et lui donnait des transparences, comme l’autre jour, à la sortie du Beach. En face, le coteau de Chennevières, au bas duquel de grosses maisons en meulière perçaient la verdure. Tout au bord de l’eau, des villas modernes et pimpantes. Je les imaginais habitées par des mandataires aux Halles à la retraite.

Le ponton de la villa Frédéric, sur lequel nous déjeunions, protégés du soleil, était, sans conteste, le plus grand et le plus luxueux d’alentour. Même celui du restaurant Le Pavillon Bleu, à une vingtaine de mètres vers la droite, paraissait bien modeste à côté de lui. Oui, le ponton de la villa Frédéric offrait un curieux contraste avec ce paysage de Marne, ces saules, cette eau stagnante, ces berges pour pêcheurs à la ligne.

— Vous aimez la vue ? m’a demandé Mme Villecourt.

— Beaucoup.

Curieux contraste : il me semblait que nous déjeunions dans une enclave de la côte d’Azur transportée en banlieue, comme ces châteaux médiévaux que des milliardaires de Californie se sont fait livrer pierre par pierre dans leur pays. Le rocher précédant le ponton m’évoquait une calanque proche de Cassis. Le dais, au-dessus de nous, avait une majesté monégasque et aurait pu figurer sur l’une des photos de W. Vennemann. Il rappelait aussi le Lido de Venise. Mon impression s’accentua encore lorsque je remarquai, amarré au ponton, un Chris-Craft.

— C’est à vous ? ai-je demandé à Mme Villecourt.

— Non… non… à mon fils… Cet imbécile s’amuse à le faire marcher sur la Marne alors que c’est interdit.

— Ne soyez pas méchante, maman…

— De toute façon, a dit Sylvia, le Chris-Craft ne peut pas avancer à cause de l’eau pleine de vase…

— Tu te trompes, Sylvia, a dit Villecourt.

— C’est un véritable marécage… Si vous voulez faire du ski nautique, les skis se prennent dans la vase comme dans du mercure et vous restez bloqué au milieu de la Marne…

Elle avait prononcé cette phrase d’une voix coupante en regardant fixement Villecourt.

— Tu dis des bêtises, Sylvia… On peut très bien faire du Chris-Craft et du ski nautique sur la Marne…

Il était piqué au vif. Apparemment, il attachait beaucoup d’importance à ce Chris-Craft. Il s’est tourné vers moi.

— Elle préfère fréquenter son Beach minable qui tombe en ruine…

— Mais pas du tout, lui ai-je dit. Le Beach de La Varenne ne tombe pas en ruine et je lui trouve beaucoup de charme.

— Vraiment ?

Il nous dévisageait, tour à tour, Sylvia et moi, comme s’il voulait surprendre une connivence entre nous.

— Oui, c’est complètement idiot, ce Chris-Craft, a dit Mme Villecourt. Tu devrais t’en débarrasser…