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Ils nous considéraient tous les deux, en silence, dans la même position, les visages rapprochés.

Je ne savais quoi dire. Sylvia non plus. Je crois qu’ils auraient trouvé naturel que nous restions dans la voiture et que tout leur était égal. Ils auraient accueilli n’importe quelle proposition de notre part. C’était à nous de prendre une initiative. J’ai ouvert la portière.

— À bientôt, ai-je dit. Et merci de nous avoir raccompagnés.

Avant d’ouvrir la grille, je me suis retourné vers eux et j’ai jeté un œil sur la plaque d’immatriculation de la voiture. Les deux lettres CD m’ont donné un coup au cœur. Cela voulait dire CORPS DIPLOMATIQUE mais pendant un instant très bref j’ai confondu cette immatriculation avec celle d’une voiture de police, et j’ai pensé que nous étions pris au piège, Sylvia et moi.

— C’est une voiture que nous ont prêtée des amis, a dit Neal sur un ton amusé.

Il penchait la tête par la vitre ouverte de la portière et me souriait. Il avait dû remarquer mon expression d’étonnement à la vue de la plaque minéralogique. J’avais beau pousser la grille, elle ne bougeait pas. Je tournais et retournais la poignée. Enfin, la porte a brusquement cédé, sur un coup d’épaule.

Nous avons refermé la grille derrière nous et nous n’avons pas pu nous empêcher, Sylvia et moi, de les regarder encore une fois. Ils se tenaient dans la voiture, l’un à côté de l’autre, immobiles, comme pétrifiés.

Nous avons retrouvé l’odeur d’humidité et de moisissure de la chambre. Souvent, quand nous rentrions, au terme de ces journées vides, nous éprouvions un tel sentiment de solitude que cette humidité et cette moisissure nous pénétraient. Nous étions serrés l’un contre l’autre sur ce lit dont les ressorts et les cuivres grinçaient et nous avions fini par nous persuader que nos peaux elles-mêmes étaient imprégnées de cette odeur. Nous avions acheté des draps que nous avions parfumés à la lavande. Mais l’odeur ne nous quittait pas.

Cette nuit, tout était différent. Pour la première fois, depuis notre arrivée à Nice, nous avions rompu le cercle magique qui nous isolait et nous asphyxiait peu à peu. Cette chambre semblait brusquement provisoire. Nous n’avions même plus besoin d’ouvrir les fenêtres pour l’aérer, ni de nous envelopper dans les draps parfumés de lavande. Nous tenions l’odeur à distance.

J’ai appuyé le front contre la vitre de la fenêtre et j’ai fait signe à Sylvia de venir à côté de moi. Derrière la clôture grillagée du jardin, la voiture des Neal était toujours à l’arrêt, le moteur éteint. Que se disaient-ils ? Qu’attendaient-ils ? Cette voiture grise et immobile, représentait-elle une menace ? Nous verrions bien le cours que prendraient les choses. Tout valait mieux que cette prostration dans laquelle nous nous étions laissés tomber.

Le moteur s’est mis en marche. Un long moment encore, et la voiture a démarré puis a disparu au coin de la rue Caffarelli et de l’avenue Shakespeare.

Maintenant, j’en suis sûr : Villecourt a fait son apparition après notre première rencontre avec les Neal. L’événement a eu lieu dans la semaine qui a suivi. Nous n’avions pas encore revu les Neal, car il s’est bien écoulé une dizaine de jours avant que nous ayons pu les joindre au téléphone et qu’ils nous aient fixé un rendez-vous.

Événement : là non plus le terme ne convient pas. Il fallait s’attendre à croiser Villecourt sur notre chemin.

Les matins de soleil, nous allions lire les journaux sur un banc du jardin d’Alsace-Lorraine, près du toboggan et des balançoires. Là, au moins, nous n’attirions l’attention de personne. En guise de déjeuner, nous mangions des sandwichs dans un café de la rue de France. Puis, nous prenions un autobus jusqu’à Cimiez ou jusqu’au port et nous nous promenions sur les pelouses du jardin des Arènes ou à travers les rues du vieux Nice. Vers cinq heures du soir, rue de France, nous achetions des romans policiers d’occasion. Et comme la perspective de rentrer à la pension Sainte-Anne nous accablait, nos pas nous entraînaient toujours sur la Promenade des Anglais.

Dans l’encadrement de la baie vitrée, les grilles et les palmiers du jardin du musée Masséna se découpent sur le ciel. Un ciel d’un bleu limpide ou un ciel rose de crépuscule. Les palmiers, peu à peu, deviennent des ombres avant que le lampadaire au coin de la Promenade et de la rue de Rivoli ne jettent sur eux une clarté froide. Il m’arrive encore d’entrer dans ce bar par la porte en bois massif de la rue de Rivoli, pour éviter de traverser le hall de l’hôtel. Et je m’assieds toujours face à la baie vitrée. Comme ce soir-là, avec Sylvia. Nous ne détachions pas les yeux de cette baie vitrée. Le ciel clair et les palmiers contrastaient avec la demi-pénombre du bar. Mais au bout d’un moment, une inquiétude m’avait saisi, une impression d’étouffement. Nous étions prisonniers d’un aquarium, et nous regardions à travers sa vitre le ciel et la végétation du dehors. Nous ne pourrions jamais respirer à l’air libre. J’avais été soulagé que la nuit tombât et obscurcît la baie vitrée. Alors toutes les lumières du bar s’étaient allumées, et sous ces lumières vives, l’inquiétude se dissipait.

Derrière nous, tout au fond, la porte métallique d’un ascenseur glissait lentement et laissait le passage à des clients de l’hôtel qui descendaient de leurs chambres. Ils s’asseyaient aux tables du bar. Chaque fois, je guettais le glissement lent et silencieux et l’apparition des clients comme j’aurais surveillé un système d’horlogerie dont la régularité me rassurait.

La porte métallique s’est ouverte sur une silhouette au costume gris foncé que j’ai reconnue aussitôt. Je n’osais même pas faire un signe de tête à Sylvia pour qu’elle voie, elle aussi, l’homme qui sortait de l’ascenseur : Villecourt.

Il nous tournait le dos et se dirigeait vers le hall de l’hôtel. Il franchit la sortie du bar et il n’y avait plus aucun danger qu’il remarquât notre présence. Je chuchotai à Sylvia :

— Il est là.

Elle gardait son sang-froid. On aurait dit qu’elle s’était préparée à cette éventualité. Moi aussi, d’ailleurs.

— Je vais vérifier si c’est bien lui…

Elle a haussé les épaules comme si cela ne servait à rien.

J’ai traversé le hall de l’hôtel et je me suis posté derrière l’entrée vitrée. Il se tenait sur le trottoir, au coin de la Promenade des Anglais et de la rue de Rivoli, là où attendent les grosses voitures de louage. Il parlait à l’un des chauffeurs. Il sortait quelque chose de sa poche mais je ne distinguais pas quoi : un carnet ? Une photographie ? Lui demandait-il de le conduire à une adresse précise ? Ou bien lui montrait-il des photos de nous en espérant que ce chauffeur à tête de fouine nous eût repérés ?

Le chauffeur, en tout cas, hochait la tête et Villecourt lui glissait un pourboire. Puis, au feu rouge, il a traversé la chaussée. Il s’éloignait d’un pas nonchalant, sur la Promenade, du côté gauche, en direction du jardin Albert-Ier.

De la cabine, du boulevard Gambetta, j’ai téléphoné à l’hôtel Negresco.

— Pourrais-je parler à M. Villecourt ?

Au bout d’un instant, le concierge a répondu :

— Il n’y a pas de M. Villecourt à l’hôtel.

— Mais si… Je viens de le voir au bar… Il porte un complet gris sombre…

— Tout le monde porte un complet gris sombre, monsieur.

J’ai raccroché.

— Il n’est pas au Negresco, ai-je dit à Sylvia.

— Qu’il y soit ou qu’il n’y soit pas, cela n’a pas d’importance.

Avait-il donné des instructions au concierge ? Ou bien un autre nom que le sien ? C’était terrible de ne pas pouvoir le localiser, et de le sentir présent à chaque coin de rue.