Lui, elle le conduisait au fade, la route glori-euse. Il mouille, le colon. Son regard perdu dans la légende française apprivoise déjà des visions paradisiaques. Faudrait pas lui bousculer la membrane pour qu’il écope sa glandaille. L’instinct, que je te dis… L’irremplaçable instinct.
Comme moi, en ce moment, que je ressens l’état d’alerte dans ma personne, haut en bas, partout, jusque z’en ses profondeurs énigmatiques…
Sambre et Meuse se termine dans une fulmidarde envolée de cuivres-rantamplans.
— Après, c’est la Marseillaise, prévient Maud, on avait pris l’habitude de baisser le son à ce moment-là, à cause des voisins.
La cassette mouline en silence. Puis une voix d’homme demande :
« Tu repiques directement sur tourne-disque avec ce machin-là, chérie ? »
On n’a pas le temps de capter la réponse. « Elle » éclate, vibrante comme au bon vieux temps qu’elle ressemblait encore au Goût suave du Singe de sa Majesté Britannigugusse.
Je coupe, rembobine de quelques centimètres. Renclenche.
« … rectement sur tourne-disque avec ce machin-là, chérie ? » De ces scories qui subsistent dans les enregistrements d’amateurs. Après, on trouve que la suite est parfaite, et on s’hasarde plus à l’effacer…
Je retire la cassette de l’appareil, la coule dans ma fouille.
— Ça vous intéresse ? demande Maud.
— J’adore la musique militaire, moi aussi. Seulement, moi, au lieu de me faire triquer, comme Césarin, elle me donne à réfléchir.
Je les défrime.
— Donne-moi ton adresse, Maud. Et vous aussi, mon colonel.
Il éternue une protestation.
— Moi, mon, ma, que je… Est-ce vraiment indispensable ? Car enfin… Ma carrière est là… Bon, une fantaisie de retraité parfois, je ne dis pas. Mais les états de service, hein ? Dites, mon garçon ? Le service ?
— Il est compris, réponds-je.
Ça ne fait que l’hargniser, cette bouture de plan de boutade qui monte au nez.
— Ne vous gaussez pas, policier ! J’ai droit au respect. Deux blessures, onze citations. Médaille militaire, officier de la Légion d’honneur, maire de mon village dans le Calvados. J’ai des appuis, des relations, le bras long, l’oreille de deux ministres…
— Un vrai toréador ! Je ne vous demande pas votre curriculum, mon colonel, mais seulement votre adresse. Cela dit, rassurez-vous, ce n’est pas pour faire éclater un scandale, simplement la vérité. Tout me porte à croire que vous n’entendrez plus parler de moi. Mais je dois envisager le cas où… N’est-ce pas ?
Il pousse un petit gémissement. Tire son portefeuille solennel, en veau frileux. Dans un compartiment, il y a quelques cartes de visite. Il en pêche une, la dissimule dans le creux de sa main, me la tend, comme on file pudiquement un pourboire à son député qui vous a obtenu une faveur.
Le rectangle de bristol est constellé de signes. Ça ressemble à la page informateuse des guides culinaires, là qu’on explique ce que veut dire une maison avec trois tours, deux toques juxtaposées ou quatre fourchettes à la queue leu leu. Des décorations. Les importantes et puis les autres, des inconnues, pas vibrantes, mais dont les rubans sont si jolis, et qui font si bien nombre dans une batterie de cuisine. Colonel Alexandre Legrand, Saint-Jobard, Calvados.
Maud a griffonné ses coordonnées sur une feuille de bloc. Elle ne se donne même pas la peine de l’arracher pour me la présenter.
— Programme ? demande-t-elle.
— Vous pouvez aller vous aimer ailleurs, mes amis.
Une identique détente se lit sur leurs bouilles préoccupées.
Ils se débinent, sans un mot.
Le colon me hoche la tête avant de sortir.
La porte se referme.
Je me laisse tomber dans un fauteuil tendu de velours beige. A côté dudit, se trouve une table de verre à roulettes lestée de boutanches diverses et de verrerie comme on en trouve dans les boutiques à cadeau.
Je me verse une belle rasade de vodka. Dommage qu’elle soit tiède. Note qu’il doit bien y avoir un réfrigérateur dans l’appartement. Mais j’ai la flemme. Ce studio me plaît. Il est gai. Devait faire bon s’y attarder en compagnie de celle qui l’occupait.
Ma pensée va au cadavre dont la gorge bée… A ce beau visage vide, blanc de marbre, anéanti pour toujours.
L’appartement, pour sa part, continue de vivre sa vie douillette et accueillante.
De mes deux pieds simiesques, je parviens à choper le cassettophone sur la table basse. Je le propulse en l’air, le rattrape. Rebranche la cassette…
Marrant, cette fois, j’ai la phrase dans son entier : « Tu repiques directement sur tourne-disque avec ce machin-là, chérie ? »
Non, aucune erreur n’est permise : c’est bien la voix de Hans Kimkonssern, son accent bizarre, à la fois germanique et latin…
Puis, Marseillaise.
Tu crois, toi, que le jour de gloire est arrivé ?
8
Ecoute, ô mon Lecteur Fécond, je déplorerais que tu me prisses pour un ivrogne, mais faut tout de même que je t’avoue une chose, j’ai liquidé la bouteille de vodka.
Elle était à peu près pleine lorsque je l’ai entreprise. Et maintenant elle est aussi déserte que le képi d’un vieux-douanier-corse-ayant-souffert-d’une-méningite-étant-enfant.
Pourquoi cette éclusade ?
Parce que. Ça s’est produit naturellement. Un besoin. Ma première enquête de « private ». Me sens tout bête dans ma garcerie de peau. Désemparé. Un peu ce que ressent l’élève pilote qu’on lâche seul pour la première fois et qui regarde le sol, d’en haut, en se disant qu’il va devoir s’y poser en n’ayant à sa disposition que les commandes de l’appareil et son acte de contrition dont il se rappelle davantage l’air que les paroles.
Paris Detective Agency ! Pompeux, non ? Gosserie, comme toujours… Les hommes ne peuvent pas s’empêcher de jouer à être des grandes personnes pour rire.
J’en compose le numéro que je n’ai pas encore parfaitement mémorisé, comme on dit dans le langage d’aujourd’hui, me goure, recommence, et obtiens l’organe affairé de miss Claudette.
Elle doit être en train de se passer une crème Carita sur un point quelconque de sa géographie, car je sens qu’elle tient le combiné juste avec le petit doigt, les autres étant gras.
— Paris Detective Agency écoute ! récite la donzelle d’un ton concentré.
— Passe-moi Béru, salope ! et planque ton pot de crème hydratante, que si quelqu’un venait, ça ferait agence Lancôme, notre gourbi !
Merde, je savonne en parlant. La vodka ! Liquidée en solitaire, rien de plus traître, t’as la causance qui se fourvoie sans que tu puisses t’en rendre compte. Tu te crois impec, mais dès que tu as un contact externe, tu mesures ta délabrance. Me v’là beurré tartine, Lecteur de mon Calbute-le-plus-surmené. Une bouteille de Moskovskaïa, en bectant, je l’efface en beauté, sans turbulences du zygomatique. Mais à cru, commak…
— Qu’est-ce qui vous prend, patron ! indigne Claudette.
— Ose prétendre que t’es pas en train de t’oindre les miches ou les bajoues ?
— D’abord je n’ai pas de bajoues !
— Allez, aboule le Gros et va te faire aimer par ton gazier de service.
Un tutuuuuttt. Puis le bruit d’un mixer en action qui se débat avec de la viande nerveuse.
— Qu’ c’ t’ l’app’reil ? s’informe le Gros qui doit être occupé à bouffer un caïd sandwich aux rillettes attardées.
— Lui, Infamure !
— Ah bon, j’ t’ dais t’n’ app’l.
— Alors ?
— J’ t’ léphoné à la barman. J’y ai dit la sgfrahjgfbngklitgj…