— Je gamberge.
— Tu pourrais gamberger en me causant, ton cerveau est pas dans le plâtre, si ? Au contraire, la jacte, ça aide d’y voir clair, quéquefois. Non, la réalitance, c’est que tu m’en veux te t’avoir démoli ta péteuse du Bar Aka, dont pour laquelle tu t’en ressens, j’y ai vu tout de suite, quand t’est-ce vous êtes arrivés t’t’ à l’heure. Et que donc, même, si je marche en duplexe avec mon pressentiment, je suppose que tu te l’as calcée dans les toutes grandes largeurs.
— Tu m’emmerdes !
— Donc, j’ai vu juste, triomphe mon irascible ami. T’as un coup de vap’ pour elle. Total, on est en béchamel aigrelette pour une durée s’X. T’as eu tort de lui déballer notre pensionnaire.
— Fous-moi la paix.
— Tort aussi de couper aux salades du Chleuh. Le mec qu’on lui cigogne sa camarade de plume pendant qu’il pionce, j’ai même pas lu ça dans Bibi Fricotin. Faut être un nain aussi télectuel que toi pour payer comptant une camelote aussi avariée !
Nous voici heureusement au Bar Aka, ce qui me dispense de me mettre en colère tout à fait.
Y pénétrant, je constate que Laura ne se trouve point à son poste. Un monsieur qui pourrait passer pour une femme s’il avait les cheveux moins longs et moins frisés occupe la place de la doulce barmaid derrière le rade d’acajou. Costume bleu, coupe ninette, chemise bleu très pâle à jabot, manchettes mousseuses, bagouses à tous les doigts, colliers de perles, croix d’or, amulettes suédoises, grigris de la Régie, gourmettes glinglignantes, bracelets lestés de breloques baroques, un soupçon imperceptible de fond de teint aux joues, le remplaçant est un curieux personnage, ou pour serrer la vérité de plus près : une curieuse personnalité.
Ça s’est rempli, le Bar Aka, pour l’apéro. Pas mal de douteux, et aussi des faux artistes de cinoches, de ces branleurs de studio qui draguent autour des régies dans l’espoir de décrocher une petite frime : un joueur de juke-box dans un bistrot, un passant, n’importe quoi. Ça marne dans la panouille. Et quand ça fait un cacheton au minimum syndical, ça dit « mon film » en parlant de l’œuvre. Ils hantent les Champs-Zé, territoire béni des « producs ». Se ressemblent, s’assemblent, se gargarisent de mensonges aussi peu crédibles qu’eux-mêmes.
J’affronte l’individu, pardon, l’individualité du comptoir, bille en tronche.
D’un index expressif, je mobilise son oreille droite qu’il incline complaisamment à vingt centimètres de mes lèvres.
— Laura ? je réclame avec une fermeté que renforce ma sobriété.
Le grand frisé louis-quatorzième secoue ses mèches blondasses décolorées.
— Elle n’est pas ici.
— Comment ça se fait ?
— Ça se fait qu’elle vient de me laisser choir en plein apéritif, cette salope !
Il a l’accent pied-noir. Pied-noir pédé-pédégé. Ça rutile. Se remarque.
— Vous vous rendez compte que je suis obligé de m’appuyer tout le travail !
— Quand vous a-t-elle laissé quimper ?
Il rebiffe.
— Dites, j’ai autre chose à faire. En quoi cela vous concerne-t-il ?
Je le rehèle du doigt. Et, fasciné, il me reconfie sa trompe d’Eustache droite, sa meilleure probablement.
— Ça me concerne, mon pote : police. C’est toi, la patronne ?
— Heu, oui, mais…
— Alors je te demande comment il se fait que Laura ne soit pas au boulot à une heure où elle devrait y être…
— On m’a téléphoné qu’elle venait d’avoir un accident sur les Champs-Elysées, très léger paraît-il. Un coursier de France-Soir qui l’aurait bousculée avec son vélo, elle est allée se faire panser à l’hôpital.
— Qui t’a téléphoné ?
— Une dame…
— Elle n’a pas dit son nom ?
— Pourquoi fiche ? C’était une passante à qui Laura a demandé de me prévenir.
— Et t’en sais pas plus long ?
— Tout ce que je sais, c’est que je vais me cogner le service.
Bérurier qui, jusque-là, n’a pas moufté, ricane :
— Un peu de boulot, ça te changera, Frisé. Et pis t’es pas si mâle que ça, en barvoumane.
L’interpellé hausse ses épaules de gugus. Je le libère.
— Viens ! ordonné-je mon compère Loriot.
— Comment, on part sans consommer ?
Ça lui paraît invraisemblable, qu’on puisse pénétrer dans un bar, s’accouder à un rade, et repartir sans s’être expédié quelques centilitres d’alcool dans les voies intérieures. C’est, aux yeux de Boisansoif, un crime de haute trahison ivrognasse. Un sacrilège puni des pires enfers. Une sorte de déchéance qui rabaisse l’homme au niveau du cador. Il finira mal la journée, Piédur, après une forfaiture de cette ampleur. C’est une tache à son blason. Un stigmate honteux que nul antirouille, jamais, ne saurait effacer. Une vilenie abominable. L’émasculation pure et simple d’un pedigree de grand aloi. Il va se déshydrater du moral. Son assiette d’homme va se fêler, s’ébrécher. Il titubera de sobriété mal venue, Alexandrovitch-Benito. Il me suit dehors, le dos arrondi par la honte, la tête fléchie à force d’humiliation. La première fois de sa vie mirobolifique ! Il se jure que ce sera la dernière. Il survivrait pas. Il est des hommes d’honneur pour qui l’honneur est plus précieux que l’oxygène.
Alors, bon, on part…
Il se venge en sarcasmes de mes carences abjectes.
— Qui qu’avait vu juste, à propos de ta rombière ? Qui qu’avait compris, le premier, qu’elle t’avait roulé dans la farine, cette carne à cheveux ? T’y crois, à son accident ? Si t’y crois, moi je crois : au Père Noël, à la justice humaine, à la vertu de ma Berthe et au tiercé. Prétesque, prétesque ! Ayant repéré le Teuton chez nous, elle a affranchi ses potes, puis, comprenant que le coup vient d’elle, s’est répandue dans la nature. Si tu trouves qu’ j’ déraille, lève le bras, j’ m’arrêterai. Ah ! ce serait moins triste, j’ m’ fendrais le pébroque, mec. Tu pigeonnes carrément, Tézigue, av’c les gerces. Pour peu qu’elles te sucent convenab’ment et qu’elles eussent le coup de reins folâtre, t’es prêt à leur dresser une couronne de laurier-sauce.
— Mets-y une sourdine, Gros. On nous suit.
— Hein, qu’est-ce que…
— Non ! Ne te retourne pas, Enflure. Une DS noire nous filoche depuis notre sortie du Bar Aka. Elle roule au pas, comme derrière un corbillard.
— On n’a qu’à enquiller une rue en sens interdit pour lui semer du poivre, puisqu’on est à pince ?
— Au contraire, on va jouer le jeu. Ralentis, de manière que le feu ait le temps de passer au rouge, au carrefour, et que nos angelots ne se trouvent pas en tête de peloton. Dès qu’ils seront pinglés entre deux charrettes, je saute dans leur aérostat, tandis que ta pomme, tu veilles aux éclaboussures sur le bord du trottoir. Vu ?
Moi, tu le vois — mais ne le savais-tu point depuis longtemps ? — ô mon Lecteur à Bascule, je suis l’homme des plans éclairs.
Quand une situation est brûlante, pour la prendre en main, j’ai pas besoin d’enfiler des gants d’amiante.
On fait textuellement comme j’ai dit. Les loupiotes virent orange, puis rouge. Une fourgonnette bleue qui précède la DS noire stoppe, la Citron idem. Et d’autres se mettent à coaguler derrière.
Alors, en trois enjambées, je bondis à la portière arrière de la chignole suiveuse, l’ouvre et me jette dans la pompe comme se défenestrent les gus ayant le feu aux miches dans La Tour Infernale. Je sais pas comment j’ai fait mon compte, mais me voici avec le feu en pogne et l’air moins urbain que les chers papes qui portaient ce nom.