— Parlez ! lancé-je, les dents glacées de rage.
Car c’est vrai, j’te jure. Lecteur Hydrocéphale, je suis glacé de rage. Une rage qui s’exerce contre le sort, et peut-être surtout contre moi.
Les Ducon’s brothers vont pour renouveler leurs serments d’ignorances, mais je leur laisse pas finir.
— Au point où nous en sommes, vous allez parler. J’exige que vous nous appreniez quelque chose. On ne tire pas du sang d’une pierre, paraît-il ? Eh bien si, à condition de foutre la pierre sur le pif d’un gars. Je vous défouraille dans les reins à travers la banquette si vous ne jactez pas, mes lopes. Comme canevas de conversation : le Bar Aka. Parlez-moi du patron, de la barmaid, des habitués, de Julie la pute et de son amie Maud. Vu ? Alors, schnell, messieurs, quick ! Fissa ! Prompto.
Mon étrange dégoise les terrorise. Plus que les menaces, la dinguerie de mes propos impressionne. Un fou effraie davantage qu’un méchant. Alors un fou méchant, tu penses !
Le chauffeur au teint levantin s’éclabouille de la bistourne :
— Mais oui, ah bon, c’est à eux autres que vous en aviez. On demande qu’à vous aider. Ce qu’on pourrait savoir, j’sais pas. Qu’est-ce on peut savoir, Gaston ? T’as une idée de ce qu’on pourrait savoir ? Le patron ? C’est une lopette, recta. Pas fufute, un fils à papa qui cherche à se donner des frissons. La Laura, rien à en dire ? Tu vois à en dire de la Laura, Gaston ? Elle usine derrière son bar. Polie, pas très causante, bonjour bonsoir… Sauf avec la Julie et la Maud qui sont ses potesses, hein, Gaston ? Positivement ses potesses, je vois pas d’aut’mots. Bien, les deux polkas, Julie et Maud, elles vont aux asperges dans la même boîte, je crois. Et elles marchent en tandem pour éponger un chpountz en dehors de leurs heures de bureau, chez la Julie. Qu’est-ce on pourrait dire encore, Gaston ? Tu vois aut’chose à expliquer sur leur compte, toi ? Moi, positivement, c’est tout. Toi, t’as mieux à causer pour ces messieurs, Gaston. En ce qui me concerne, j’ai beau me creuser, très franchement, je vois positivement rien d’autre…
Des portes ouvertes. Béantes ! Il m’enfonce des portes grandes ouvertes, ce vilain zob à crinière.
— Pas suffisant, ça, l’ami, grondé-je.
Alors il est proprement épouvanté.
Un courant d’air soufflant dans la rue fait voleter les morceaux de carte d’identité. Ça ajoute au désarroi de ces pauvres pommes. J’exige qu’ils me disent des choses. Et ils n’ont rien à me dire, ces deux pauvres scouts de l’arnarque. Ils voudraient tant faire leur b.a. pourtant. Tant tellement, si tu savais… Leur bonne volonté est écrite en lettres de feu sur leurs bouilles blettes.
— Rappelez vos souvenirs, les deux, m’obstiné-je farouchement et trouvez-moi de l’inédit, sinon c’est le grand malheur pour vous. Je ne sais pas ce qui me prend, les nerfs, probable, mais je me sens au seuil de l’irréparable. Dites, vous n’allez pas me laisser commettre un double assassinat en pleine rue !
Oh, non, ils tiennent pas, les frelats. Pas du tout. Ils sont pour mon amadouance, mon bonheur de vivre, ma sérénité parfaite. Pour tout ce qui serait susceptible d’embellir mon existence à cette seconde.
Et le Mastar de sonner le glas pour rester dans la note :
— Quand t’es comme ça, mec, tu me fais peur à moi de même. C’est dire !
Alors, le faux blond-mal-brun, celui qui occupe la place passager plonge. Il a l’élan du cœur, le providentiel déverrouillage de mémoire. Sa glande à souvenance secrète, comme la botte de Nevers.
— Ecoutez, je vais vous relater un fait. Y vaut ce qu’y vaut. P’t’être que vous en avez rien à branler, mais j’vous le donne…
Mon silence aigu comme une dague florentine est le plus pressant des encouragements à poursuivre.
Alors, il.
— C’t’un soir, dit-il, sur les Champs-Elysées. Y avait grande première d’un film au Colisée. Les tapis, les actualités, le Tout-Paris en grande pompe, vous voyez le genre ?
— Pas mal, et toi ?
Il se ramone les muqueuses.
— Les bagnoles de maître venaient se ranger devant le dais, conduites par des esclaves en livrée, et c’était des mecs en grand uniforme qui aidaient les invités à décarrer de leur charrette.
— Abrège le reportage, mon loup. Après ?
— Bon, moi je matais le trafic, dans la foule. Voilà qu’une grosse Mercedes noire se pointe. Diplomatique. Le fanion qui claquait sur le capot. Un grand mec aux cheveux gris en descend, accompagné d’une gerce. Et qui je reconnais, la gerce ? Maud ! Dans une toilette formide, robe blanche, longue comme une limouille de noye, avec plein de bijoux. Un maquillage de star. Brèfle, méconnaissables. Y sont entrés dans le cinoche, la tire s’est éloignée. Voilà.
Je marque un temps pour savourer la petite musique de nuit qui chante en mon cœur.
L’allégresse. Alléluia ! Bien mené, Sana ! First bourre ! T’es digne de ta légende.
— Tu es certain qu’il s’agissait vraiment de Maud ?
— Certain, bien qu’elle ait battu à mort le lendemain, au Bar Aka, quand je lui ai fait la remarque…
— Elle a nié ?
— Je lui ai dit : « Dis donc, t’éclaboussais vachement, hier soir, devant le Colisée, avec ton pigeon grand luxe. » Elle a haussé les épaules et m’a dit : « Ça va pas, la tête ! » J’ai pas insisté, faut t’êt’ corrèque. Mais je suis certain de ce que j’avais vu…
— La bagnole, c’était quoi comme nationalité ?
— Je sais pas. Un drapeau que j’ai pas l’habitude…
— Tu te rappelles ses couleurs ?
— Facile : une bande rouge, une bande blanche, une bande rouge.
Je sonde mes souvenirs. Ne vois pas.
Mais verrai bientôt.
14
L’Autriche ! répond Mathias sans coup férir.
Je contrôle, par acquit de conscience professionnelle sur le Larousse. Oui, c’est bien l’Autriche, la bande horizontale blanche entre deux bandes rouges.
Chose extra-surprenante, Pinaud fume une vraie cigarette, entière, lisse, dodue.
— Il n’est venu personne ? m’étonné-je, en constatant le calme de l’agence.
— Non. La petite n’a pas dû prévenir encore la police. Je pense qu’elle sera rentrée chez son père.
Par référence, Bérurier se met à fredonner Les Matelassiers. Mathias attend, dans un fauteuil, les jambes croisées, et ses mains croisées sur son genou supérieur. Il rêvasse.
Puis dit :
— Ces deux cadavres, il va falloir en faire quelque chose, vous ne croyez pas, patron ?
Je moussarde.
— Beuh, le premier, celui de Julie, j’en fais cadeau à l’institut médico-légal. Quant au « nôtre », il va falloir s’en débarrasser si nous voulons éviter de graves complications.
— La malle sanglante ? informe le Gros.
— Je ne vois pas d’autre solution. Et cette nuit même, mon chéri. Tu vas faire un beau paquet de Kimkonssern et aller le déposer « en un sac en Seine », comme chante Brassens.