— Vous ne craignez rien : le mort est mort et personne ne peut pénétrer dans les locaux si vous n’ouvrez pas.
— Je vous dis pas, n’empêche qu’en ce moment je préférerais être garde-barrière dans le Périgord.
— Si t’étais garde-barrière dans le Périgord, tu ne bénéficierais pas des avantages amoureux que tu trouves à la Paris Detective, ma gosse.
Là-dessus, je ramponne le bigne.
— C’est à propos de quoi est-ce ? demande le Gros à travers une bouchée de tarte aux pruneaux d’une livre et demie.
Je raconte à mes archers.
— Le Vieux ! assure laconiquement Mister Badaboum en chassant sa truellée de pâtisserie à l’aide d’une verrée de Monbazillac.
— Tu le prends pour un merle des Indes ! Tu le vois s’amusant à composer notre numéro sans piper mot ?
— Il est tellement en renaud et tellement chenille, ce vieux perdreau déplumé !
Pinaud lisse de ses doigts secs et nicotineux les quatre poils grisâtres qui lui tiennent lieu de favoris.
— Cela cache quelque chose. Je ne crois pas au mauvais plaisant. Il ne s’agit pas d’une menace, car on n’essaie pas d’intimider des flics d’une façon aussi puérile…
Le Gros balance un pet qui stoppe le balancier de notre vieille horloge bressane.
— Alors c’est un jules à la Claudette qui l’harcelle parce qu’elle l’aura viré. Ramoneuse du cul comme vous la savez, tu parles que dans son petit intérieur, c’est le défilé des mannequins pour la présentation de boudin, collection de printemps.
— M’étonnerait, nos gentilles auxiliaires ont pour règle impérative de ne pas mêler leur vie privée à leur vie professionnelle.
Le misogyne glousse en se resservant de tarte, pour le grand bonheur de Félicie.
— Les gonzesses et les consignes, ça fait deux, assure-t-il doctement, surtout quand elles ont les filaments du prose qui rougissent, comme la Claudette, sauf le respect que je dois à maâme ta maman qui nous a mijoté un si tellement bon frichti que ça me donne faim rien que d’y penser.
Je l’écoute à peine, de très loin : du bout de moi-même. Il y a un petit « tuhuttt tuhuttt » style sonnerie « pas libre » dans mon crâne. Des informités qui s’agencent, qui me bricolent un canevas d’hypothèse. Je me dis : « Supposons que le tordu qui use ses jetons à appeler l’agence sache que seule une secrétaire s’y trouve. Il agit de la sorte pour l’inquiéter. Il lui met les nerfs en boule. Dans quelle intention ? « Pour qu’elle nous alerte. » Dont acte. Bien. Mais pourquoi souhaite-t-il qu’elle nous appelle ? Pour qu’on regagne l’agence. Car c’est la réaction logique. Tu me suis, ô mon Lecteur Déshumanisé ? Attache ta ceinture et suis-moi bien, t’auras jamais à le regretter. Ou si peu…
Permets que je continue sur la prodigieuse lancée. Laisse œuvrer cette matière grise incomparable qui a fait la gloire de la littérature française et la fortune de mon éditeur.
Pourquoi quelqu’un souhaite-t-il que nous allions là-bas ?
Je vais te répondre puisque tu sèches comme le clitoris d’une chaisière qui n’a plus la possibilité d’ouïr les secrets du confessionnal.
Oui : je vais.
Le quelqu’un veut que nous allions ailleurs, pour que nous ne soyons plus ici.
Note que je peux me tromper.
Mais que je peux aussi ne pas.
15
— Prends le volant, Gros.
— Tu me laisses conduire ta tire ? bée Béru. V’là qui me cisaille venant de la part de toi-même.
— Je compte sur toi pour la driver mollo.
— Un velours, je te la vas manœuvrer comme si ça serait ma Berthy quand elle a ses langueurs.
On décarre.
— Tourne à droite.
— Mais c’est pas la bonne route !
— Tu vireras encore deux fois à droite et tu te retrouveras dans la bonne direction. Parvenu à la hauteur d’une impasse que je vais te signaler, tu ralentiras et je sauterai de bagnole. Ensuite tu fonceras en direction de l’agence où vous m’attendrez.
Le père Pinuche renifle des prémices.
— Que se passe-t-il, mon petit ? Tu es tout songeur depuis ce coup de téléphone de Claudette ?
— J’aimerais vérifier quelque chose. Vous cassez pas le dargif.
Sa Majesté conduit ma pompe comme un écolier écrit pour la première fois avec un stylo à plume or 18 carats : en gaffant bien aux taches.
Parvenu au niveau de l’impasse précitée, le Dodu file un coup de râpe, je fonce hors de ma chignole et vais me réfugier dans l’obscurité. Mes archers reprennent leur vitesse de croisière. J’attends un moment, rien ne se passe. Le quartier est peinard. T’entends confusément les téloches. Le ronflement des bagnoles, dans la principale artère. Sinon t’as que la lune qui dérive là-haut, dans ses nuages, sans faire beaucoup de bruit.
Je gagne le fond de l’impasse. Elle est fermée par un vieux portail de bois qu’il m’est un jeu d’ouvrir. Me voici dans l’univers d’un garagiste encombré de bagnoles meurtries, perdant leurs légumes en abondance. Ça sent l’huile, la soudure et d’autres trucs plus subtils, chimiques… Je franchis cette zone perfide, riche en ferrailles traîtresses et me retrouve devant une palissade branlante. L’escalader est un jeu d’enfant de troupe pour le gymnaste averti que tu me sais être.
Un jardin. L’un des derniers potagers du coin. Miséreux. Des choux étiques, des poireaux jaunes. Ces végétaux étouffent entre les nouveaux immeubles qui leur bectent le soleil. Après le jardin, un mur récent qui délimite l’aire de jeu d’une grande bâtisse-clapier. Il me suffit à présent de contourner cette hachélème, pour me retrouver derrière chez nous. J’aperçois le toit de notre pavillon. Au milieu de ces falaises, il est tout mignard, notre logis, à m’man et moi. Un îlot perdu. Le clair de lune attend son ami Pierrot sur les tuiles mécaniques de notre toit. Il fait de]’œil à un vasistas. Je prends mon élan pour escalader le mur. Rétablissement. Rotation des miches sur le faîte rugueux. Et poum, j’atterris dans notre bordure d’œillets. Aussitôt, je retrouve mon ambiance familière, l’odeur de notre propriété. Son calme de presbytère, ses ombres nocturnes, la tonnelle, le petit bassin dont j’ai colmaté les fissures pour qu’il ne perde plus l’eau, et dans lequel tritonnent deux poissons rouges dont l’un est presque blanc. Nouveau, les poissecailles. Une folie pour le gars Antoine qui vient leur virguler du pain, chaque morningue.
J’approche de la fenêtre éclairée. A travers les rideaux, j’avise ma vieille, occupée à desservir. Elle a branché la téloche, mais ne la regarde pas. Et comme elle a coupé le son pour ne pas risquer de réveiller le mougingue, c’est à se demander à quoi lui sert notre poste couleur. Note que ça crée une présence, ces bouilles entr’aperçues par instants, et qui débitent des choses non perceptibles avec des mines sentencieuses. C’est l’heure de la bavasse sur les chaînes. Le moment que des messieurs hautement qualifiés viennent s’apporter des contradictions mutuelles en ayant l’impression de sauver le monde.
Il ne fait pas très chaud, en tout cas ça reste supportable, cette température. Je vais m’asseoir sous les arceaux de la tonnelle. Il y a un vieux banc que j’ai la flemme de repeindre et qui se barre en sucette sous les pétales des roses, quand y a des roses. Pour l’instant tout grognon de l’hiver, le rosier pompon se refait une santé.
Je m’assieds sur le banc. Les immeubles d’alentour, si imminents, si formidables, ressemblent à des espèces de voies lactées verticales. Je me nourris pas d’illuses. Un jour l’autre, il va sauter, notre pavillon. Il n’a plus sa place dans ce déferlement de béton armé. On nous contraindra de le vendre pour le remplacer par l’une de ces charogneries à empiler les mecs. On ira où, m’man et moi ? Une autre banlieue, plus lointaine ? Je me demande. Dans le fond, vaut p’t’être mieux jouer le jeu et s’installer dans une tour à la con, voir venir… On entendra baiser les voisins, on profitera de leur électrophone. Qu’est-ce que tu veux : l’homme s’envahit. Il n’a pas su se protéger de lui-même. Et maintenant, bernique, il s’est eu, le tordu !