Tout en la regardant remonter l’allée de sa maison, son sac sur le dos et ses mains dans les poches à la recherche de ses clés, Billy se pencha pour ouvrir la boîte à gants. Son propre Glock 22 était là. Il avait loué les autres armes à un membre émérite des Saints du Bitume du New Hampshire. Dans sa jeunesse, il avait quelquefois roulé avec eux mais sans jamais adhérer au club. Il s’en félicitait, même s’il comprenait l’attrait de ce genre de fratrie. L’esprit de camaraderie. Il supposait que c’était ce que Dan et John ressentaient par rapport à l’alcool.
Abra se faufila dans la maison et referma la porte derrière elle. Billy n’attrapa ni son arme ni son téléphone portable — pas encore — mais il ne referma pas la boîte à gants. Il ignorait si c’était ce que Dan appelait le Don, mais il avait un mauvais pressentiment. Abra aurait dû rester chez sa copine.
Elle aurait dû s’en tenir au plan.
Ils roulent en camping-car et en Winnebago, avait dit Abra. Et c’était bien un Winnebago qui se garait sur le petit parking de l’aire de pique-nique de Cloud Gap. La main toujours dans le panier, Dan l’observait. Maintenant que le moment était venu, il se sentait plutôt calme. Il tourna le panier de manière à pointer l’arme qui se trouvait à l’intérieur en direction des nouveaux arrivants et ôta le cran de sûreté. La porte du ’Bago s’ouvrit et les aspirants kidnappeurs d’Abra débarquèrent, l’un derrière l’autre.
Elle avait dit aussi qu’ils avaient de drôles de noms — des noms de pirates — mais ces gens-là paraissaient tout à fait ordinaires. Les hommes étaient du genre vieux pépères qu’on voit se trimbaler dans des véhicules divers et variés ; la femme, jeune et jolie, était l’Américaine type, genre pom-pom girl qui garde la ligne même dix ans après le lycée, voire après un gosse ou deux. Elle aurait pu être la fille d’un des deux autres. Dan eut un moment de doute. Après tout, on se trouvait sur un lieu touristique et c’était le début de l’automne indien en Nouvelle-Angleterre. Il espéra que John et David se retiendraient de tirer ; ce serait vraiment horrible si ces gens étaient juste d’innocents visi…
C’est là qu’il vit le crotale aux crochets acérés sur le bras gauche de la femme et la seringue dans sa main droite. L’homme qui se pressait à ses côtés tenait aussi une seringue. Et le meneur avait à la ceinture ce qui ressemblait fort à un pistolet. Ils s’arrêtèrent juste entre les piliers de bouleau qui marquaient l’entrée de l’aire de pique-nique. L’homme de tête dégaina son arme, ce qui chassa les derniers doutes de Dan. Mais son pistolet était bien fin pour ressembler à une arme normale.
« Où est la fille ? »
De sa main libre, Dan désigna Pippo, le lapin en peluche. « C’est le plus près que vous vous approcherez jamais d’elle. »
L’homme au drôle de pistolet était de petite taille, avec une implantation de cheveux en V sur le front au-dessus d’un visage affable d’expert-comptable. Un bout de bidoche bien nourrie débordait de sa ceinture. Il portait un chino et un T-shirt affirmant DIEU NE DÉDUIT PAS LES HEURES DE PÊCHE DE NOTRE PASSAGE SUR TERRE.
« J’ai une question pour toi, mon lapin », dit la femme.
Dan leva les sourcils. « Allez-y.
— T’es pas fatigué ? T’as pas envie de faire dodo ? »
Si. Tout d’un coup, il avait les paupières aussi lourdes que des poids en plomb. Sa main se ramollit sur son arme. Deux secondes de plus et il aurait piqué du nez et se serait mis à ronfler, la joue écrasée sur la surface gravée d’initiales de la table de pique-nique. Mais le cri d’Abra l’en empêcha.
(OÙ EST LE SKUNK ? JE VOIS PAS LE SKUNK ! )
Dan sursauta comme un homme qu’on secoue brutalement alors qu’il glisse dans le sommeil. Dans le panier à pique-nique, sa main se crispa et le coup partit dans une explosion de brindilles d’osier. La balle se perdit dans les airs mais les passagers du Winnebago bondirent ; la somnolence de Dan se dissipa comme l’illusion qu’elle était. La femme au tatouage de serpent et l’homme à la couronne de cheveux en pop-corn reculèrent prudemment, mais celui au drôle de pistolet chargea en gueulant: « Chopez-le ! Chopez-le !
— Chopez ça, enfoirés de kidnappeurs de mes deux ! » hurla Dave Stone, surgissant du sous-bois et ouvrant le feu. La plupart de ses projectiles se perdirent mais une balle toucha Teuch dans le cou et le docteur des Vrais s’écroula sur le tapis d’aiguilles de pin en laissant échapper sa seringue.
Mener la Tribu impliquait des responsabilités, mais cela avait aussi des avantages. Le gigantesque EarthCruiser de Rose, importé d’Australie à un coût faramineux puis aménagé pour la conduite à droite, en était un. L’accès privé et illimité aux douches des dames du Bluebell Campground en était un autre. Après des mois sur la route, il n’y avait rien de tel qu’une longue douche bien chaude dans une grande pièce carrelée où vous pouviez étirer les bras ou même danser le cha-cha-cha si l’envie vous en prenait. Et où l’eau chaude ne coupait pas au bout de quatre minutes et demie.
Rose aimait éteindre les lumières et se doucher dans l’obscurité. Elle trouvait que ça favorisait la réflexion, et c’était justement pour ça qu’elle avait filé à la douche aussitôt après le coup de fil inquiétant qu’elle avait reçu à treize heures, heure locale. Elle continuait à croire que tout allait bien, mais quelques doutes avaient commencé à germer dans son esprit, tels des pissenlits sur une pelouse auparavant impeccablement tenue. Et si la môme était encore plus intelligente qu’ils le pensaient… ? Et si elle avait recruté des associés… ?
Non. Impossible. D’accord, c’était une tronche-à-vapeur — une tronche-à-vapeur qui surpassait toutes les tronches-à-vapeur — mais ça restait qu’une môme. Une môme pecnode. De toute façon, tout ce que Rose pouvait faire pour le moment, c’était attendre la suite des événements.
Après quinze minutes revigorantes, elle sortit de la douche, se sécha, s’enveloppa dans un drap de bain moelleux et retourna vers son camping-car, ses habits sous le bras. Popote Eddie et Mo Ka étaient en train de nettoyer l’aire de barbecue, après un de leurs excellents déjeuners. C’était pas leur faute si personne avait très envie de manger, avec deux de plus des leurs couverts de ces maudites plaques rouges. Ils la saluèrent de la main. Rose allait répondre de même quand une rangée de bâtons de dynamite explosa dans sa tête. Elle s’affala, son pantalon et son T-shirt lui échappèrent. Son drap de bain se dénoua.
C’est à peine si Rose le remarqua. Quelque chose avait mal tourné pour le peloton d’intervention. Très mal tourné. Dès qu’elle retrouva un peu ses esprits, elle fouilla dans la poche de son jean froissé pour récupérer son téléphone portable. Jamais de sa vie elle n’avait si profondément (et si amèrement) déploré que Skunk soit incapable de télépathie longue distance, mais, à quelques exceptions près comme elle, ce don semblait réservé aux petites tronches-à-vapeur pecnodes comme la môme du New Hampshire.
Eddie et Mo accouraient vers elle. Suivis de Long Paul, Sarey la Muette, Charlie le Crack et Sam Cam. Rose pianota. À quelque deux mille bornes de là, le téléphone de Skunk sonna à peine une demi-fois.
« Bonjour, vous êtes bien sur le répondeur d’Henry Rothman. Je ne suis pas disponible pour le moment. Laissez-moi un message et… »