Putain de répondeur. Soit Papa était déjà au téléphone, soit il l’avait éteint. Rose opta pour la deuxième hypothèse. À poil et à genoux dans la poussière, ses talons enfoncés dans l’arrière de ses cuisses, Rose se frappa le front de la main.
Skunk, t’es où ? Qu’est-ce que tu fais ? Que se passe-t-il ?
L’homme en chino et T-shirt visa Dan avec son drôle de pistolet. Il y eut un souffle d’air comprimé et, l’instant d’après, une fléchette se fichait dans le dos de Pippo, le lapin merveilleux. Dan souleva le Glock des ruines du panier à pique-nique et fit feu de nouveau. Mr. Chino se prit le coup en pleine poitrine et tomba à la renverse en grondant, tandis que de fines gouttelettes de sang se pulvérisaient dans son dos.
Il ne restait plus debout qu’Andi Steiner. Elle se retourna, vit Dave Stone figé sur place, l’air hébété, et le chargea, cramponnée à sa seringue comme à un poignard. Sa queue de cheval se balançait à la manière d’un pendule. Elle hurlait. Pour Dan, tout semblait se dérouler au ralenti et avoir gagné en netteté. Il eut le temps de remarquer que le capuchon en plastique était toujours sur l’aiguille et de se dire: Mais quel genre de clowns sont ces types ? La réponse, bien sûr, c’est que ce n’étaient pas des clowns du tout. C’étaient des chasseurs pas habitués à ce que leurs proies leur résistent. Mais il faut dire que leurs cibles habituelles étaient des enfants. Et des enfants candides, en plus.
Dave regardait fixement la harpie qui glapissait en fonçant sur lui. Soit son chargeur était vide ; soit, plus probable, il avait atteint sa limite avec cette unique salve. Dan leva son arme mais ne tira pas. Le risque de rater la fille tatouée et de toucher le père d’Abra était trop grand.
C’est là que John surgit du bois et s’encastra dans le dos de Dave, le poussant droit dans les bras de la furie. Dans la collision, les hurlements de la fille (rage ? panique ?) s’éteignirent dans une violente expulsion d’air. Tous deux s’écrasèrent au sol. La seringue s’envola. Pendant que Miss Tatouée, à quatre pattes, grattait la terre à la recherche de son arme, John Dalton lui asséna la crosse du fusil de chasse de Billy sur le côté du crâne. C’était un coup plein de vigueur, nourri par l’adrénaline. On entendit la mâchoire de la fille craquer. Tout son visage se tordit vers la gauche, son œil fulminant de stupeur lui sortit de l’orbite. Elle s’effondra et roula sur le dos. Du sang dégoulinait des coins de sa bouche. Ses mains se crispaient et se décrispaient convulsivement.
John lâcha le fusil et se tourna vers Dan, consterné. « Merde, je voulais pas la frapper si fort ! Mais j’avais trop les jetons !
— Regarde l’autre, avec les cheveux en pop-corn », lui dit Dan. Il se leva, avec l’impression que ses jambes étaient trop longues et pas complètement là. « Regarde ça, John. »
John se retourna. Teuch gisait dans une mare de sang, une main pressée contre son cou déchiqueté. Il cyclait rapidement. Ses vêtements s’aplatissaient puis se regonflaient. Le sang qui ruisselait entre ses doigts disparaissait puis réapparaissait. Les doigts eux-mêmes semblaient vouloir jouer à cache-cache. L’homme n’était plus qu’un cliché radio insensé.
John recula en plaquant ses deux mains sur son nez et sa bouche. Dan avait toujours cette impression de ralenti et de parfaite netteté. Il eut le temps de voir le sang de Miss Tatouée et une touffe de ses cheveux blonds restés collés à la crosse du Remington apparaître et disparaître aussi. Ça lui rappela comment sa queue de cheval s’était balancée d’un côté à l’autre comme un pendule quand elle
(Dan où est le Skunk ? OÙ EST LE SKUNK ? ? ?)
avait couru vers Dave. Dan comprenait maintenant ce qu’Abra voulait dire quand elle leur avait raconté que Barry cyclait.
« L’autre aussi, regarde », dit Dave Stone. Sa voix ne tremblait que très légèrement et Dan crut comprendre de qui Abra tenait en partie son cran. Mais ce n’était pas le moment d’y penser. Abra était en train de lui dire qu’ils n’avaient pas eu la troupe au complet.
Dan piqua un sprint jusqu’au Winnebago. La porte était restée ouverte. Il monta les marches en courant, se jeta à plat ventre sur la moquette et percuta tête la première le pied de la table à manger au point d’en voir des étoiles. Ça se passe jamais comme ça dans les films, pensa-t-il. Et il roula sur le côté, s’attendant à se faire tirer dessus, tabasser à coups de pied ou injecter Dieu sait quoi par le gugusse resté planqué en arrière-garde. Celui qu’Abra appelait le Skunk. Ils n’étaient peut-être pas si stupides et arrogants que ça, en fin de compte.
Ou bien si. Le Winnebago était désert.
Paraissait désert.
Dan se releva et traversa rapidement la kitchenette. Il dépassa une couchette aux draps défaits et chiffonnés. Une partie de son cerveau enregistra la puanteur qui régnait dans le véhicule malgré l’air conditionné qui continuait à tourner. Il y avait un placard ouvert qui semblait ne contenir que des habits. Dan se pencha, guettant une paire de pieds. Pas de pieds. Il courut à l’arrière du Winnebago et se posta devant la porte de la salle de bains.
Il pensa, Encore un truc de cinéma à la con, et ouvrit la porte en s’accroupissant dans la foulée. Les chiottes du Winnebago étaient désertes ; pas étonnant, vu l’odeur. Celui qui aurait eu l’idée de s’y planquer en serait mort.
(peut-être que quelqu’un est vraiment mort ici peut-être ce Skunk)
Abra resurgit aussitôt, toujours paniquée, émettant si violemment que les pensées de Dan en furent brouillées.
(non c’est Barry qu’est mort OÙ EST LE SKUNK TROUVE-MOI LE SKUNK)
Dan sauta du camping-car. Les deux kidnappeurs d’Abra avaient disparu ; ne restaient d’eux que leurs vêtements. La kidnappeuse — celle qui avait essayé de l’envoyer à la sieste — était toujours là, mais sûrement plus pour longtemps. Elle avait rampé jusqu’à la table de pique-nique où était posé le panier et s’était adossée à l’un des bancs, ses yeux fixes dans son nouveau visage de traviole rivés sur Dave, John et Dan. Le sang qui coulait de son nez et de sa bouche lui dessinait un petit bouc rouge. Le devant de son chemisier était imbibé. Comme Dan s’approchait d’elle, il vit sa peau fondre sur les os de son crâne, ses vêtements se creuser sur l’armature de son squelette. Sans plus d’épaules pour les retenir, les bretelles de son soutien-gorge retombèrent en boucles molles. Ne demeuraient de ses organes que ses yeux braqués sur lui. Puis sa peau se ressouda et ses vêtements reprirent forme. Les bretelles du soutien-gorge lui restèrent en travers des biceps, celle de gauche bâillonnant la gueule du crotale, l’empêchant de mordre. Les os de ses doigts, refermés sur sa mâchoire défoncée, se regarnirent de chair.
« On s’est fait niquer, fit Andi la Piquouse. Niquer par une bande de pecnos. J’y crois pas. »
Dan montra Dave du doigt. « Ce pecno-là est le père de la fille que vous veniez kidnapper. Juste pour info. »
La Piquouse réussit à ébaucher un sourire douloureux. Ses dents étaient laquées de sang. « Tu crois que j’en ai quelque chose à foutre ? Pour moi, c’est rien qu’une bite molle de plus. Même le pape en a une, et vous êtes prêts à la fourrer n’importe où. Putains de mecs. Faut toujours que vous soyez les meilleurs, hein ? Toujours…
— Il est où, l’autre ? Le Skunk ? »
Andi toussa. Des bulles de sang moussaient aux commissures de ses lèvres. Il fut un temps où elle avait été perdue. Puis elle avait été retrouvée. Dans une salle de cinéma obscure. Retrouvée par une déesse aux cheveux noirs comme un nuage d’orage. Maintenant elle mourait et elle n’aurait rien voulu changer. Les années entre le Président ex-acteur et le Président noir avaient été de bonnes années ; la nuit magique avec Rose avait été encore meilleure. Elle sourit vaillamment, la tête levée vers le plus grand et le plus beau des trois. Ça faisait mal de sourire, mais elle souriait quand même.