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Richland Court était une petite rue bordée de jolies maisons typiques de la Nouvelle-Angleterre, de styles boîte à sel et Cap Cod, terminée en cul-de-sac par un rond-point circulaire. Chemin faisant, Skunk avait mis la main sur un gratuit du coin, l’Anniston Shopper, et il se tenait maintenant à l’angle de la rue, adossé à un chêne providentiel, faisant mine d’être absorbé par sa lecture. Le chêne le dissimulait à la vue depuis la rue, ce qui était peut-être une bonne chose car il y avait une camionnette rouge garée un peu plus loin, avec un type assis au volant. La camionnette était une antiquité, et il y avait des outils de jardin à l’arrière et ce qui ressemblait à un motoculteur ; ce gars était peut-être bien jardinier — c’était le genre de rue où les gens pouvaient se payer un jardinier —, mais dans ce cas, pourquoi restait-il assis là ?

Il faisait du baby-sitting, peut-être ?

Soudain, Skunk se réjouit d’avoir pris Barry suffisamment au sérieux pour sauter du train en marche. La question maintenant, c’était quoi faire ? Il pouvait rappeler Rose pour lui demander conseil, mais vu leur dernier entretien, autant faire appel à la boule magique.

Il était toujours là, à moitié caché derrière le vieux chêne majestueux, s’interrogeant sur la marche à suivre, quand la providence, qui privilégiait les Vrais par rapport aux pecnos, entra en scène. Vers le milieu de la rue, une porte s’ouvrit et deux jeunes filles sortirent. Skunk, doté de l’acuité visuelle de l’animal dont il tirait son nom, les identifia aussitôt comme deux des trois filles des photos dans l’ordinateur de Jimmy. Celle en jupe marron, c’était Emma Deane. Celle en pantalon noir, Abra Stone.

Il jeta un coup d’œil à la camionnette. Le conducteur, un millésime lui aussi, auparavant avachi derrière son volant, se redressa d’un bond. L’œil brillant et le poil soyeux, comme disent les pecnos. Sur le qui-vive. Alors comme ça, la mignonne était bel et bien en train de les couillonner. Skunk ne savait pas encore vraiment laquelle des deux était la tronche-à-vapeur, mais il était sûr d’une chose: le commando du Winnebago courait après la lune.

Skunk sortit son téléphone portable mais se contenta de le tenir à la main pendant qu’il regardait la fille en pantalon noir descendre l’allée jusqu’à la rue. Jupe-Marron la suivit un instant des yeux puis retourna à l’intérieur. Pantalon-Noir — Abra — traversa Richland Court et là, l’homme de la camionnette écarta les mains en signe d’incompréhension. La fille lui répondit, pouces levés: T’inquiète, tout roule. Skunk ressentit une bouffée d’euphorie aussi brûlante qu’une goulée de whisky. Bingo. Abra Stone était la tronche. Aucun doute là-dessus. Elle était gardée et son garde du corps était un vieux zigue nanti d’une camionnette tout à fait potable. Skunk était persuadé qu’elle les trimbalerait volontiers jusqu’à Albany, lui et sa nouvelle copine.

Il essaya d’appeler Andi et ne fut ni surpris ni inquiet de ne pas avoir de réseau. Cloud Gap était un petit havre de paix local et Dieu interdisait la présence de toute antenne de télécommunications susceptible de dénaturer les clichés des touristes. Mais bon, pas de problème. S’il n’était pas capable de s’occuper d’un vieillard et d’une fillette, alors il n’avait plus qu’à rendre son insigne. Il considéra son téléphone un instant, puis l’éteignit. Pendant la prochaine demi-heure, il ne voulait être dérangé par personne, même pas par Rose.

Sa mission, sa responsabilité.

Il avait quatre seringues chargées sur lui, deux dans la poche gauche de sa veste, deux dans la droite. Accrochant son plus beau sourire Henry Rothman à son visage — celui qu’il dégainait pour réserver un terrain de camping ou toutes les chambres d’un motel pour la Tribu —, Skunk quitta son arbre et entama une petite promenade vers le bas de la rue. Il avait toujours l’Anniston Shopper plié sous le bras gauche. Sa main droite, dans la poche de sa veste, s’affairait à décapuchonner l’une des aiguilles.

4

« Excusez-moi, monsieur, j’ai l’impression d’être un peu perdu. Pourriez-vous m’indiquer le chemin, je vous prie ? »

Billy Freeman était nerveux, tendu, étreint par quelque chose qui n’était pas tout à fait une prémonition… et pourtant, il aurait donné le bon Dieu sans confession à cette voix enjouée et à cet étincelant sourire angélique. Deux secondes seulement, mais qui suffirent. Comme il se penchait vers la boîte à gants, il sentit une petite piqûre dans le cou.

Me suis fait piquer par une bestiole, pensa-t-il. Puis il bascula sur le côté, ses yeux révulsés laissant voir le blanc.

Skunk ouvrit la portière et le poussa de l’autre côté de la banquette. La tête du vieux mec heurta la vitre côté passager. Skunk souleva ses jambes inertes par-dessus le levier de vitesses, rabattant au passage le couvercle de la boîte à gants pour gagner de la place, puis s’installa au volant et claqua la portière. Il inspira profondément et observa les alentours, prêt à tout, mais il n’y avait absolument rien contre quoi se préparer. Richland Court somnolait, et c’était parfait.

La clé était sur le contact. Skunk démarra et la radio se mit à tonitruer avec la voix vulgaire de Toby Keith: Que Dieu bénisse l’Amérique et fasse couler la bière. Comme il se penchait pour l’éteindre, une terrible lumière blanche l’aveugla. Skunk avait une capacité télépathique très limitée, mais il était relié ferme à sa tribu ; les membres du Nœud étaient en quelque sorte les organes d’un seul et même organisme, et l’un d’eux venait à l’instant de mourir. Cloud Gap n’était pas seulement une fausse piste, c’était une foutue embuscade.

Avant qu’il ait pu décider quoi faire, la lumière blanche s’alluma une deuxième fois et, après un court répit, une troisième.

Tous ?

Bonté divine, tous les trois ? Non, c’était pas possible…

Il prit une profonde inspiration, puis une autre. Se forçant à admettre le fait que si, c’était possible. Auquel cas, il savait qui tenir pour responsable.

Cette salope de tronche-à-vapeur.

Skunk regarda la maison d’Abra. Tout était calme de ce côté-là. Merci Seigneur pour tes petites faveurs. Il avait pensé remonter la rue en camionnette pour aller se garer chez elle, mais tout à coup, l’idée lui sembla mauvaise, du moins pour l’instant. Il descendit de voiture, se pencha à l’intérieur et attrapa le vieux zigue inconscient par sa chemise et sa ceinture. Skunk le ramena d’un coup sec derrière le volant et lui tapota les poches au passage. Pas de flingue. Dommage. Ça l’aurait bien arrangé d’en avoir un, du moins pendant un petit moment.

Il attacha la ceinture du vieux pour éviter qu’il pique du nez et fasse beugler le klaxon. Puis il marcha jusqu’à la maison de la fille, sans se presser. S’il avait vu son visage à l’une des fenêtres — ou ne serait-ce qu’un frémissement de rideau —, il aurait piqué un sprint, mais rien ne bougea.

Il était encore possible qu’il sauve la situation, mais après ces terribles flashs de lumière blanche, cette considération était devenue strictement secondaire. Ce qu’il désirait plus que tout, c’était poser les mains sur la misérable salope qui leur avait causé tant de problèmes et la secouer jusqu’à entendre ses dents claquer.

5

Abra longea le couloir en somnambule. Les Stone avaient une salle télé au sous-sol mais la cuisine était leur pièce de prédilection, aussi Abra s’y rendit-elle machinalement. Elle se planta là, les mains appuyées sur la table où elle et ses parents avaient partagé des milliers de repas, le regard vide fixé sans la voir sur la fenêtre au-dessus de l’évier. Elle n’était pas vraiment là, en réalité. Elle était à Cloud Gap, regardant les méchants sauter du Winnebago: la Piquouse, Teuch et Zéro. Elle connaissait leurs noms par Barry. Mais quelque chose clochait. Il en manquait un.