(OÙ EST LE SKUNK DAN ? JE VOIS PAS LE SKUNK !)
Pas de réponse. Dan, son père et Dr John étaient trop occupés. Ils flinguaient les méchants, l’un après l’autre: d’abord le Teuch — ça, c’était son père, bravo papa —, puis le Zéro et enfin la Piquouse. Abra ressentait chaque coup mortel comme un impact douloureux dans son crâne. Ces impacts, semblables à ceux d’un lourd maillet heurtant à coups répétés une planche de chêne, étaient terribles dans leur irréversibilité, mais pas entièrement désagréables. Parce que…
Parce qu’ils le méritent, ils tuent des enfants et rien d’autre ne peut les arrêter. Sauf que…
(Dan où est le Skunk ? OÙ EST LE SKUNK ? ? ?)
Là, Dan l’entendit. Merci, mon Dieu. Elle vit le Winnebago. Dan pensait que le Skunk était resté à l’intérieur et peut-être qu’il avait raison. Pourtant…
Elle retourna précipitamment dans l’entrée et regarda par l’une des fenêtres donnant sur la rue. Le trottoir était désert mais la camionnette de Mr. Freeman était toujours garée au même endroit. Et elle l’apercevait, lui, assis derrière son volant, même si elle ne pouvait pas distinguer son visage à cause de l’éclat du soleil sur le pare-brise, ce qui voulait dire que tout continuait à aller bien.
Probablement bien.
(Abra tu es là)
Dan. Ah, c’était trop cool de l’entendre. Elle aurait aimé qu’il soit là avec elle, mais l’avoir dans la tête était presque aussi bon.
(oui)
Elle jeta un dernier coup d’œil rassurant au trottoir désert et à la camionnette de Mr. Freeman, vérifia qu’elle avait bien verrouillé la porte d’entrée derrière elle en entrant, puis reprit le chemin de la cuisine.
(il faut que tu dises à la maman de ta copine d’appeler la police tu es en danger le Skunk est à Anniston)
Elle s’arrêta au milieu du couloir, sa main-doudou monta à ses lèvres et commença à frictionner sa bouche. Dan ne savait pas qu’elle n’était plus chez les Deane. Comment l’aurait-il su ? Il n’avait pas eu une minute à lui.
(je ne suis plus)
Avant qu’elle ait pu finir, la voix mentale de Rose Claque explosa dans sa tête, balayant toutes ses pensées.
Le couloir familier, entre la porte d’entrée et la cuisine, commença à se retourner. La dernière fois que ce truc était arrivé, Abra était préparée. Mais là, elle ne l’était pas. Elle essaya de l’empêcher, en vain. Sa maison avait disparu. Anniston avait disparu. Elle était couchée par terre et regardait le ciel. Abra comprit que la mort des trois de Cloud Gap avait littéralement assommé Rose et l’avait jetée à terre. Elle eut le temps d’en concevoir une joie sauvage. Puis elle chercha autour d’elle quelque chose avec quoi se défendre. Le temps était compté.
Le corps de Rose était étalé par terre, à mi-chemin entre les douches et le Lodge, mais son esprit était dans le New Hampshire, vrombissant dans celui de la fille. Pas de cavalière de rêve, cette fois, ni de lance, ni d’étalon, oh que non ! Rien qu’un pauvre petit oisillon tombé du nid et cette bonne vieille Rosie, et Rosie allait se venger. Elle la tuerait seulement en dernier ressort, la môme était beaucoup trop précieuse pour ça, mais Rose pouvait lui donner un avant-goût de ce qui l’attendait. Un avant-goût de ce par quoi les amis de Rose étaient déjà passés. Il y avait plein d’endroits fragiles et vulnérables dans l’esprit des pecnos et Rose les connaissait tous très b…
C’était comme d’avoir une grenade qui vous explose derrière les yeux. Rose convulsa en criant. Mo Ka, qui s’était baissée pour la toucher, recula d’un bond. Rose ne remarqua rien, ne la vit même pas. Elle avait encore sous-estimé la puissance de la môme. Elle tenta de s’incruster dans sa tête, mais la petite bâtarde était carrément en train de l’éjecter. C’était incroyable, rageant et terrifiant, mais c’était vrai. Pire, elle sentit ses propres mains monter vers son visage. Si Mo Ka et Popote Eddie ne l’avaient pas maîtrisée, la fillette aurait bien pu la pousser à s’arracher elle-même les yeux.
Elle devait renoncer, du moins pour le moment, et se retirer. Mais avant de partir, elle vit quelque chose par les yeux de la môme qui l’emplit de soulagement. C’était Papa Skunk et il avait une seringue à la main.
Abra utilisa toute la force psychique qu’elle put rassembler, plus que ce qu’elle avait utilisé le jour où elle était partie en quête de Bradley Trevor, plus que ce qu’elle avait jamais utilisé de toute sa vie, et pourtant, ce fut à peine suffisant. Juste au moment où elle se disait qu’elle n’arriverait jamais à éjecter la femme au chapeau de sa tête, le monde tourna de nouveau. C’était elle qui le faisait tourner, mais c’était tellement dur — comme pousser une énorme roue en pierre. Le ciel et les visages qui la fixaient glissèrent hors de sa vue. Il y eut un moment d’obscurité quand elle fut
(entre deux)
nulle part, puis le couloir de sa maison réapparut. Mais elle n’était plus seule. Un homme se tenait sur le seuil de la cuisine.
Non, pas un homme. Un Skunk.
« Salut, Abra », dit-il en souriant. Et il bondit sur elle. Encore vidée mentalement par sa rencontre avec Rose, Abra ne chercha même pas à se défendre. Elle se retourna et courut.
Soumis à un stress intense, Dan Torrance et Papa Skunk avaient beaucoup en commun, même si aucun d’eux n’en saurait jamais rien. La même netteté de vision vint à Skunk, la même impression de magnifique action au ralenti. Il vit le bracelet en caoutchouc rose autour du poignet gauche d’Abra et eut le temps de penser campagne contre le cancer du sein. Il vit le sac à dos de la fille se déporter vers la gauche quand elle vira à droite et comprit qu’il était plein de bouquins. Il eut même le temps d’admirer sa chevelure flottant derrière elle comme un étendard brillant.
Il la chopa à la porte au moment où elle essayait de tourner le verrou. Quand il l’immobilisa d’une demi-clé au cou et la tira en arrière d’un coup sec, il perçut ses premiers efforts — faibles, chaotiques — pour le repousser avec son esprit.
Pas toute la seringue, ça pourrait la tuer, elle doit pas peser plus de quarante-cinq kilos.
Il la piqua juste au-dessous de la clavicule alors qu’elle se tortillait et se débattait. Il s’était inquiété pour rien de perdre les pédales et de lui injecter une dose trop forte: le bras gauche de la sauvageonne remonta et heurta sa main, éjectant la seringue dans les airs. Celle-ci retomba et roula à terre. Mais la providence, c’est bien connu, favorise les Vrais par rapport aux pecnos, il en avait toujours été ainsi et c’est ainsi qu’il en fut. Il lui avait injecté juste ce qui fallait. Il sentit flancher, puis fondre complètement, la faible emprise qu’elle avait sur son esprit. Idem pour ses mains. Elle le fixait, le regard dans le vague, choquée.
Skunk lui tapota l’épaule. « Je t’emmène en promenade, Abra. Je vais te faire rencontrer des gens passionnants. »