— Je connais aucune chanson qui dit ça.
— Tu m’étonnes. Déjà que tu confonds Le Marchand de Venise et Roméo et Juliette.
— Vous êtes méchant.
— Même pas besoin. »
Elle descendit et resta un petit moment à côté de la camionnette, à respirer profondément.
« Abra ? »
Elle se tourna vers lui.
« Essaye pas de t’enfermer là-dedans. Tu sais qui paierait pour ça, pas vrai ? » Il tapota la jambe de Billy Freeman.
Oui, elle savait.
Ses pensées, qui avaient commencé à s’éclaircir, s’embrumaient à nouveau. Quel horrible type — quelle horrible chose — derrière ce faux sourire charmant. Et rusé avec ça. Il pensait à tout. Elle poussa la porte des toilettes, qui s’ouvrit. Au moins, elle serait pas obligée de faire dehors dans les mauvaises herbes, c’était déjà ça. Elle entra, referma la porte et fit ce qu’elle avait à faire. Puis elle resta là, simplement assise sur la cuvette, avec sa tête dodelinante qui s’alourdissait. Elle s’imagina qu’elle était dans la salle de bains d’Emma, croyant encore stupidement que tout allait bien se passer. Comme tout ça paraissait loin…
Je dois faire quelque chose.
Mais elle était droguée, complètement dans les vapes.
(Dan)
Elle émit avec toute la force qu’elle put rassembler… et c’était bien peu. Et combien de temps le Skunk allait-il lui laisser ? Elle sentit le désespoir l’envahir, sapant le peu de volonté de résistance qui lui restait. Tout ce qu’elle avait envie de faire, c’était reboutonner son pantalon, remonter dans la camionnette et se rendormir. Elle essaya quand même une dernière fois.
(Dan ! Dan, je t’en supplie !)
Et attendit un miracle.
Tout ce qu’elle reçut en retour, ce fut un bref petit coup de klaxon. Le message était clair: Finie la pause pipi.
CHAPITRE 15
INTERVERSION
Tu te souviendras de ce qui a été oublié.
Au lendemain de la victoire à la Pyrrhus de Cloud Gap, cette phrase se mit à obséder Dan, comme un refrain de chanson agaçant et absurde qui vous rentre dans la tête et ne vous lâche plus pendant des jours, que vous vous surprenez même à fredonner en allant pisser en somnambule en pleine nuit. Ce refrain-là était complètement agaçant, ça oui, mais pas totalement absurde. Dan l’associait bizarrement à Tony.
Tu te souviendras de ce qui a été oublié.
Il était hors de question qu’ils prennent le Winnebago des Vrais pour rejoindre leurs voitures qu’ils avaient laissées à la gare de Teenytown. Même sans craindre d’être vus en descendre ou de laisser à l’intérieur des preuves utilisables par la police scientifique, tous auraient refusé à l’unanimité d’y monter. Le camping-car sentait plus que la maladie et la mort: il sentait le mal. Et Dan avait une autre raison: il ignorait si, après leur mort, les membres du Nœud Vrai revenaient ou pas sous la forme de gens-fantômes, mais il ne tenait pas à le découvrir.
Ils se débarrassèrent donc des nippes et de l’attirail narcotique des Vrais dans la rivière qui se chargerait de les faire disparaître, soit au fond de son lit, soit dans le Maine en aval, puis ils repartirent comme ils étaient venus, à bord du Helen Rivington.
Dave Stone se laissa tomber sur le siège du chauffeur, constata que Dan tenait toujours le lapin en peluche d’Abra et tendit la main pour l’avoir. Dan le lui passa bien volontiers, tout en remarquant ce que le père d’Abra tenait dans l’autre main: son Blackberry.
« Vous avez l’intention d’appeler qui ? »
Dave regarda les bois qui défilaient de part et d’autre de l’étroite voie ferrée puis se tourna vers Dan. « Chez les Deane, dès qu’on aura du réseau. Si ça ne répond pas, j’appelle la police, si ça répond et qu’Emma ou sa mère me dit qu’Abra a disparu, j’appelle aussi la police. Si elles ne l’ont pas déjà fait. » Son regard calme et moins qu’amical le défiait, mais au moins maîtrisait-il la peur — la terreur, plus probablement — qu’il ressentait pour sa fille, et pour cette raison, Dan le respectait. Il n’en serait que plus facile à raisonner.
« Je vous tiens pour responsable de tout cela, Mr. Torrance. C’était votre plan. Votre plan insensé. »
Inutile de lui faire observer qu’ils avaient tous adhéré à ce plan insensé. Ou que lui-même et John étaient tout aussi inquiets que lui du silence prolongé d’Abra. Parce que, au fond, Mr. Stone avait raison.
Tu te souviendras de ce qui a été oublié.
Encore une réminiscence de l’Overlook ? Dan pensait que oui. Mais pourquoi maintenant ? Pourquoi ici ?
« Dave, elle a très certainement été enlevée. » C’était John Dalton. Il s’était installé dans la voiture de tête cette fois, juste derrière eux. Le dernier éclat du soleil couchant filtrait à travers les arbres et chatoyait sur son visage. « Si c’est bien ce qui s’est passé et que vous prévenez la police, qu’arrivera-t-il à Abra, selon vous ? »
Dieu te bénisse, pensa Dan. Si c’était moi qui avais dit ça, je doute qu’il m’aurait écouté. Car pour lui, je suis l’inconnu qui a comploté avec sa fille. Jamais il ne sera entièrement convaincu que ce n’est pas moi qui l’ai foutue dans ce merdier.
« Mais qu’est-ce qu’on peut faire d’autre ? » demanda Dave. Et là, son calme fragile se brisa. Il se mit à pleurer, le lapin en peluche pressé contre son visage. « Qu’est-ce que je vais dire à ma femme ? Que j’étais en train de flinguer des gens à Cloud Gap pendant qu’une espèce de croque-mitaine nous volait notre fille ?
— Une chose à la fois », répondit Dan. Il n’était pas sûr que des slogans AA du genre Aide-toi et le ciel t’aidera ou encore Lâche prise auraient été bien reçus par le père d’Abra dans le cas présent. « Je pense aussi que vous devriez appeler chez les Deane. Que vous allez réussir à les joindre et que tout ira bien.
— Qu’est-ce qui vous fait penser ça ?
— Lors de ma dernière communication avec Abra, je lui ai dit de demander à la mère d’Emma d’appeler la police. »
Dave cligna des yeux. « Ah oui ? Vous avez fait ça ? Ou vous dites juste ça maintenant pour vous couvrir ?
— Oui, je l’ai fait. Abra a commencé à me répondre. Elle a dit “Je ne suis plus” et c’est là que je l’ai perdue. Je pense qu’elle allait me dire qu’elle n’était plus chez les Deane.
— Mais est-elle encore en vie ? » Dave saisit le coude de Dan d’une main froide comme la mort. « Ma fille est-elle encore en vie ?
— Elle ne m’a pas recontacté depuis, mais je suis sûr que oui.
– Évidemment, vous n’allez pas me dire le contraire, murmura Dave. Vous assurez vos arrières, hein ? »
Dan ravala une réplique mordante. S’ils commençaient à se disputer, toute chance, si infime soit-elle, de récupérer Abra se réduirait à pas de chance du tout.
« C’est logique », intervint John. Il était encore pâle et ses mains tremblaient toujours un peu, mais il avait pris sa voix rassurante de médecin au chevet d’un malade. « Morte, elle n’aurait aucune utilité pour celui qui l’a enlevée. Vivante, c’est une otage. Et puis, ils la veulent pour… enfin…
— Pour son essence, dit Dan. Sa vapeur.
— Encore une chose, dit John. Que direz-vous à la police à propos de ceux que nous avons éliminés ? Qu’ils sont passés par des cycles de visibilité et d’invisibilité avant de disparaître complètement ? Puis que nous nous sommes débarrassés de… de leurs restes ?