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— Je ne comprends pas comment j’ai pu vous laisser m’entraîner là-dedans. » Dave n’arrêtait pas de triturer le vieux lapin en peluche. Dans pas longtemps, le pauvre Pippo éventré allait se vider de ses entrailles de mousse. Dan n’était pas sûr de pouvoir supporter ça.

« Écoutez-moi, Dave, reprit John. Pour l’amour de votre fille, reprenez vos esprits. Je ne connais rien à la vapeur et pas grand-chose à ce que Dan appelle le Don, mais je sais que les gens à qui nous avons affaire ne sont pas du genre à laisser des témoins. Dans l’affaire du p’tit gars de l’Iowa, comme elle l’appelle, c’est ce qu’est Abra: un témoin. Votre fille est tombée dans cette histoire le jour où elle a vu la photo de ce garçon dans le Shopper et a essayé d’en savoir plus. Dès que la femme au chapeau s’en est aperçue, elle ne pouvait que se lancer à sa poursuite.

— Quand vous appellerez les Deane, prenez un ton léger, conseilla Dan.

— Léger ? Léger ? » On aurait dit un homme s’essayant à la prononciation d’un mot suédois.

« Dites que vous voulez demander à Abra s’il y a des courses à faire — genre du pain, du lait. Si vous vous entendez répondre qu’elle est rentrée chez vous, dites OK, pas de problème, que vous allez l’appeler à la maison.

— Et ensuite ? »

Ensuite ? Dan ne savait pas. Tout ce qu’il savait, c’est qu’il avait besoin de réfléchir. Besoin de réfléchir à ce qui avait été oublié.

Mais John savait. « Ensuite, vous essayerez d’appeler Billy Freeman. »

La nuit était tombée et les phares du Riv découpaient un cône de lumière entre les rails lorsque Dave eut enfin du réseau. Il appela chez les Deane et Dan trouva qu’il s’en sortait plutôt bien, même s’il étreignait férocement le pauvre Pippo tout déformé et que de grosses gouttes de sueur lui dégoulinaient sur le visage. Pouvait-il parler une seconde à Abby pour savoir s’ils avaient besoin de quelque chose de spécial au Stop & Shop ? Ah ? Elle était rentrée ? Bon, il allait essayer d’appeler à la maison, alors. Il écouta encore, répondit que oui, c’est ce qu’il allait faire, puis raccrocha. Quand il se retourna vers Dan, ses yeux étaient comme deux trous noirs cerclés de blanc.

« Mrs. Deane m’a dit de vérifier qu’Abra allait mieux. Apparemment, elle est rentrée à la maison en se plaignant de douleurs de règles. » Il baissa la tête. « Je savais même pas qu’elle avait ses règles. Lucy me l’a même pas dit.

— Il y a des choses que les pères n’ont pas besoin de savoir, répondit John. Essayez d’appeler Billy, maintenant.

— J’ai pas son numéro. » Il lâcha un petit hoquet censé être un rire: Hah ! « Quelle équipe de bras cassés on fait. »

Dan lui donna le numéro de Billy de mémoire. Devant eux, les arbres s’éclaircissaient et l’on apercevait la lueur jaune des réverbères bordant l’avenue principale de Frazier.

Dave composa le numéro et attendit. Attendit encore un peu et raccrocha. « Messagerie. »

Les trois hommes gardèrent le silence pendant que le Riv émergeait des bois et parcourait les deux derniers kilomètres les séparant de Teenytown. Projetant sa voix mentale avec toute son énergie, Dan essaya encore de capter Abra, sans rien recevoir en retour. Celui qu’elle appelait le Skunk avait dû l’endormir d’une façon ou d’une autre. Miss Tatouée avait une seringue. Le Skunk aussi devait en avoir une.

Tu te souviendras de ce qui a été oublié.

L’origine de cette phrase remonta soudain du fin fond de son esprit où il gardait les coffres-forts contenant tous ses terribles souvenirs de l’Overlook et les fantômes qui l’infestaient.

« La chaudière. »

Du siège du chauffeur, Dave lui lança un bref regard. « Hein ?

— Rien. »

Le système de chauffage de l’Overlook était antique. On devait laisser échapper la vapeur à intervalles réguliers sinon la pression augmentait, augmentait, menaçant de faire exploser la chaudière et de projeter l’hôtel dans le ciel. Dans sa descente inexorable dans la démence, Jack Torrance l’avait oublié, mais quelqu’un l’avait rappelé à son jeune fils. Tony.

Était-ce là un nouvel avertissement ou juste une bribe exaspérante de souvenir qui refaisait surface avec le stress et la culpabilité ? Car Dan se sentait coupable. John avait raison, Abra aurait de toute façon été la proie des Vrais, mais les sentiments sont inaccessibles à la pensée rationnelle. Oui, c’était son plan, son plan avait mal tourné et il allait en payer les conséquences.

Tu te souviendras de ce qui a été oublié.

Était-ce la voix de son vieil ami qui l’alertait sur leur situation présente ? ou juste le gramophone ?

2

Dave monta dans le Suburban de John pour rentrer à Anniston. Dan suivit dans sa voiture, heureux d’être enfin seul avec ses pensées. Sans grand résultat, cependant. Il était quasiment sûr que cette formule avait un sens, mais ça ne lui venait pas. Il essaya même d’appeler Tony, chose qu’il n’avait pas tentée depuis l’adolescence, sans succès.

La camionnette de Billy n’était plus dans Richland Court. Dan n’en fut guère surpris. Le commando kidnapping des Vrais était arrivé dans le Winnebago. S’ils avaient déposé le Skunk à Anniston, celui-ci s’était retrouvé à pied et en manque de véhicule.

Le garage des Stone était ouvert. Dave bondit de la voiture avant l’arrêt complet et s’y rua, appelant Abra à tue-tête. Puis, illuminé par le pinceau des phares comme un acteur sur scène, il souleva quelque chose à bout de bras en émettant une exclamation qui tenait autant du grondement que du cri. Se rangeant à côté du Suburban, Dan vit de quoi il s’agissait: le sac à dos d’Abra.

Il lui vint une soudaine envie de boire, une envie plus forte que le soir où il avait appelé John du parking du bar de cow-boys, une envie plus forte qu’au cours des nombreuses années écoulées depuis le jour où il avait pioché un jeton blanc à sa première réunion. Juste l’envie de faire demi-tour, d’ignorer leurs braillements et de s’en retourner à Frazier. Il y avait un bar là-bas, le Bull Moose. Il était passé devant bien souvent, spéculant à chaque fois à la manière d’un ancien alcoolo: Comment c’est à l’intérieur ? Y a quoi à la pression ? Et quelle musique dans le juke-box ? Qu’est-ce qu’ils ont comme whisky ? Et les filles, elles seront jolies ? Il aura quel goût ce premier verre ? Le goût du réconfort ? le goût de la sécurité… enfin ? Il pourrait répondre au moins à quelques-unes de ces questions avant que Dave Stone n’appelle les flics et que les flics l’embarquent pour l’interroger sur la disparition d’une certaine petite fille.

Un jour viendra, lui avait dit Casey dans ses premiers temps de sobriété poings serrés, où la force mentale ne te suffira pas et où le seul barrage entre l’alcool et toi sera ta foi en une Puissance Supérieure.

Dan n’avait aucun problème avec l’idée d’une Puissance Supérieure, puisqu’il disposait lui-même de quelques informations confidentielles sur le sujet. Si Dieu restait une hypothèse non prouvée, il savait qu’il existait réellement un autre plan d’existence. Tout comme Abra, il avait vu les gens-fantômes. Alors oui, pourquoi pas Dieu. Étant donné ses aperçus de l’arrière-monde, Dan pensait que c’était même probable… mais quel genre de Dieu se contentait de rester assis là sans rien faire pendant que de telles catastrophes arrivaient ?