Comme si t’étais le premier à poser cette question, pensa-t-il.
Casey lui avait dit de s’agenouiller deux fois par jour: le matin pour demander de l’aide et le soir pour remercier. C’est les trois premières étapes: je ne peux pas, Dieu peut, je Le laisse faire. Ne te mets pas trop martel en tête avec ça.
Aux petits nouveaux réfractaires à ce conseil, Casey aimait bien raconter une anecdote sur le réalisateur John Waters. Dans Pink Flamingos, un de ses premiers films, Divine, la star drag-queen de Waters, mangeait un petit bout de crotte de chien qui traînait sur une pelouse. Des années plus tard, à des journalistes qui continuaient à le questionner sur ce moment glorieux de l’histoire du cinéma, il répliqua: « C’était jamais qu’un petit bout de crotte de chien et ça a fait d’elle une star. »
Alors, agenouillez-vous et demandez de l’aide, que ça vous plaise ou non, concluait Casey. Après tout, c’est jamais qu’un petit bout de crotte de chien.
Dan pouvait difficilement s’agenouiller derrière le volant de sa voiture, mais il prit la position qu’il adoptait spontanément pour ses prières du matin et du soir — les yeux clos, une main sur les lèvres, comme pour empêcher l’entrée ne serait-ce que d’une goutte du poison séducteur qui avait marqué vingt ans de sa vie au fer rouge.
Mon Dieu, aide-moi à ne pas boi…
C’est là que la lumière se fit.
Sur ce que Dave avait dit en chemin pour Cloud Gap. Sur le sourire mauvais d’Abra (Dan se demanda si le Skunk avait eu l’occasion de voir ce sourire, et si oui, ce qu’il en avait pensé). Plus que tout, sur cette sensation de sa propre main plaquant ses lèvres contre ses dents.
« Oh, mon Dieu », chuchota-t-il. Il descendit de voiture et ses jambes le lâchèrent. Il tomba à genoux, en fin de compte, mais se releva et courut dans le garage rejoindre les deux hommes qui regardaient le sac abandonné d’Abra.
Il saisit Dave par les épaules. « Appelez votre femme. Dites-lui que vous arrivez.
— Elle voudra savoir pourquoi », répondit Dave. Il était clair, à voir sa bouche tremblante et ses yeux baissés, qu’il n’avait aucune envie de s’expliquer avec elle. « Elle est chez Chetta. Je vais lui dire… merde, je ne sais pas ce que je vais lui dire. »
Dan l’étreignit plus fort, accentuant la pression jusqu’à ce que les yeux baissés se relèvent pour croiser les siens. « Nous partons tous pour Boston, mais John et moi aurons autre chose à y faire.
— Comment ça ? Je ne comprends pas. »
Dan, lui, comprenait. Pas encore tout, mais beaucoup.
Ils prirent le Suburban de John. Dave s’assit à la place du mort et Dan s’allongea à l’arrière, la tête sur un accoudoir, les pieds par terre.
« Lucy a essayé de me tirer les vers du nez, raconta Dave. Elle m’a dit que je lui faisais peur. Et bien sûr, elle pense que ça concerne Abra, parce qu’elle aussi a un peu de ce sixième sens qu’a Abra. Je l’ai toujours su. Je lui ai dit qu’Abby passait la nuit chez Emma. Vous savez combien de fois j’ai menti à ma femme depuis que nous sommes mariés ? Je pourrais les compter sur les doigts de la main, et trois fois, c’était pour l’argent que j’ai perdu au poker, aux parties du jeudi soir que mon chef de département organise. Rien à voir avec ça. Et dans trois heures, je vais le sentir passer, c’est moi qui vous le dis. »
Bien sûr, Dan et John savaient déjà tout cela: ce que Dave avait dit à Lucy au sujet d’Abra, l’inquiétude de Lucy en s’entendant répondre que ce qui l’amenait était trop important et trop compliqué pour être expliqué au téléphone. Ils se trouvaient tous les deux avec lui dans la cuisine quand il l’avait appelée. Mais il avait besoin de parler. De partager, en langage AA. John se chargeait de fournir les réponses nécessaires, alternant les mmh-mmh, les je sais et les je comprends.
Au bout d’un moment, Dave s’arrêta net et se retourna. « Bonté divine, mais vous dormez ?
— Non, répondit Dan sans ouvrir les yeux. J’essaie d’entrer en contact avec votre fille. »
Cela mit un point final au monologue de Dave. On n’entendait plus maintenant que le ronflement des roues du Suburban qui filait vers le sud sur la route 16, traversant une série de petites bourgades. La circulation était fluide et dès qu’ils furent sur la quatre-voies, John cala le régulateur de vitesse sur 100.
Dan ne fit aucun effort pour appeler Abra: ça n’aurait pas marché, à son avis. Il s’appliqua plutôt à ouvrir son esprit au maximum. À se transformer en station d’écoute. C’était la première fois qu’il tentait l’expérience et le résultat était troublant. C’était comme d’avoir les écouteurs les plus puissants du monde sur les oreilles. Il avait l’impression d’entendre un bruit de flot incessant, sans doute le bourdonnement des pensées humaines. Quelque part dans ce déferlement continu de vagues, il se tenait prêt à entendre le son de la voix d’Abra, sans véritablement y compter, mais que pouvait-il faire d’autre ?
C’est peu après avoir passé le premier péage sur l’autoroute Spaulding, alors qu’ils n’étaient plus qu’à une centaine de kilomètres de Boston, que Dan perçut enfin la voix d’Abra.
(Dan)
Faible. À peine audible. Il crut d’abord que c’était le produit de son imagination — que son esprit fabriquait ce qu’il avait envie d’entendre — mais il s’orienta néanmoins dans cette direction, s’appliquant à réduire sa concentration à un unique faisceau de projecteur. Et la voix résonna encore, un peu plus sonore cette fois. C’était elle. C’était vraiment elle.
(Dan, je t’en supplie !)
Elle était droguée, c’était clair… mais elle avait fait l’effort. Lui-même n’avait jamais tenté, de près ou de loin, ce qu’il s’apprêtait à faire… alors, dans les vapes ou pas, il faudrait qu’elle le guide.
(Abra pousse fort il faut que tu m’aides)
(t’aider comment quoi)
(interversion)
( ? ? ?)
(m’aider à retourner le monde)
À l’avant, Dave cherchait de la monnaie pour le prochain péage dans le porte-gobelet quand, derrière lui, Dan se mit à parler. Sauf que ça ne pouvait pas être Dan:
« Laissez-moi encore une minute, il faut que je change mon tampon ! »
John sursauta et le Suburban fit une embardée. « C’est quoi cette histoire ? »
Dave détacha sa ceinture et se retourna, à genoux sur son siège, pour se pencher sur l’homme allongé sur la banquette arrière. Les paupières de Dan étaient mi-closes mais lorsque Dave prononça le nom d’Abra, elles se soulevèrent.
« Non papa, pas maintenant, il faut que j’aide Dan… il faut que j’essaye… » Le corps de Dan se retourna. L’une de ses mains remonta et frictionna sa bouche d’un geste que Dave avait vu des milliers de fois, puis retomba. « Dis-lui que je lui ai déjà dit d’arrêter de m’appeler comme ça. Dis-lui… »
La tête de Dan bascula et vint se poser sur son épaule. Il gémit. Ses mains s’agitaient de manière convulsive.
« Que se passe-t-il ? s’écria John. Qu’est-ce que je dois faire ?
— Je n’en sais rien », dit Dave. Il se pencha un peu plus, prit dans la sienne l’une des mains frémissantes et la tint bien serrée.
« Roule, dit Dan à John. Continue à rouler. »
Alors, le corps allongé sur la banquette arrière commença à se cabrer et à se tordre et Abra se mit à crier avec la voix de Dan.