« Qu’est-ce que t’es en train de me faire ?
— Ce que tu mérites, papa. »
La camionnette heurta le tronc d’un bouleau couché, le sectionna et pila. La fillette et le vieux avaient leur ceinture mais Skunk avait oublié de la mettre. Il fut projeté vers l’avant contre le volant, déclenchant l’avertisseur. Les yeux tournés vers le bas, il vit le flingue du vieux zigue tourner dans sa main. Tourner très lentement pour se retourner contre lui. C’était pas un truc qui aurait dû se produire. La came était censée endormir tous ces trucs. Merde, la came les avait endormis. Mais quelque chose avait changé dans ces chiottes. Quiconque se trouvait derrière ces yeux-là était froidement sobre et à jeun, bordel.
Et horriblement fort.
Rose ! Rose, j’ai besoin de toi !
« Je crois pas qu’elle peut t’entendre, dit la voix qui n’était pas celle d’Abra. T’as peut-être quelques talents, espèce de salopard, mais je crois pas que tu sois très doué pour la télépathie. Je crois que quand tu veux appeler ta petite copine, tu prends ton téléphone. »
Employant toute sa force, Skunk commença à refaire tourner le Glock vers la fille. Maintenant le flingue semblait peser vingt kilos. Les tendons saillaient dans son cou comme des câbles. Des gouttes de sueur perlaient sur son front. L’une lui coula dans l’œil, brûlante, et il cligna pour la chasser.
« Je… vais flinguer… ton ami, dit-il.
— Non, dit la personne à l’intérieur d’Abra. Je te laisserai pas faire ça. »
Mais Skunk voyait bien l’effort que ça lui coûtait à présent et ça lui donna de l’espoir. Il mit tout ce qu’il avait dans sa main pour pointer le canon vers le bide de Rip Van Winkle et il y était presque quand le flingue se remit à pivoter. Maintenant, il entendait la petite salope haleter. Merde, lui aussi haletait. On aurait cru entendre deux marathoniens approchant au coude à coude la fin d’une course.
Une voiture les croisa, sans ralentir. Aucun d’eux ne la remarqua. Ils se regardaient.
Skunk porta sa main gauche à la rescousse de la droite sur le flingue. Ah, voilà qu’il pouvait le faire tourner un peu mieux. Il allait la coiffer au poteau, la môme. Mais ses yeux ! Aïe !
« Billy ! gueula Abra. Billy, file-moi un coup de main, vite ! »
Billy s’ébroua. Ses yeux s’ouvrirent. « Qu’est-ce… »
Un instant, Skunk fut distrait. La force qu’il exerçait se relâcha et le flingue commença aussitôt à se retourner vers lui. Ses mains étaient froides, froides. Les cercles de métal s’enfonçaient dans ses yeux, menaçant de les transformer en gelée.
Le premier coup partit alors que l’arme se trouvait entre eux et la balle troua le tableau de bord juste au-dessus de la radio. Billy se réveilla en sursaut, battant des bras comme un homme s’arrachant à un cauchemar. Son bras droit heurta la tempe d’Abra, l’autre le torse de Skunk. La cabine de la camionnette s’emplit de fumée bleue et d’une odeur de poudre.
« C’était quoi ? C’était quoi bordel ce… »
Skunk ricana: « Non, petite salope ! Non ! »
Il retourna le flingue vers Abra et, pendant qu’il s’y employait, il la sentit perdre le contrôle. C’était son coup à la tempe. Skunk put lire la consternation et la terreur dans ses yeux et ça le rendit sauvagement heureux.
Faut que je la tue. Je peux pas lui laisser une autre chance. Mais pas direct à la tête. Dans le ventre. Comme ça je pourrais sucer la vap…
Billy balança un coup d’épaule dans le torse de Skunk. Le flingue sursauta et le deuxième coup partit, transperçant le toit juste au-dessus de la tête d’Abra. Avant que Skunk n’ait pu rabaisser l’arme, d’énormes mains se posaient sur les siennes. Il s’avisa alors que son adversaire avait puisé jusque-là dans une fraction de la force dont il disposait. Sa panique avait déverrouillé une réserve plus vaste, peut-être même d’une capacité insoupçonnable. Cette fois, quand le flingue se retourna contre lui, les poignets de Skunk se brisèrent comme des fagots de brindilles. Il vit un unique œil noir le fixer en se rapprochant et n’eut que le temps d’une demi-pensée:
(Rose je t’)
Il y eut un éclair blanc fulgurant, puis ce fut le noir complet. Quatre secondes plus tard, il ne restait de Papa Skunk que ses habits.
Steve Vap’, Baba la Rouge, Bitovent et Grande G se livraient à une partie de canasta léthargique dans le Bounder que Grande G et Phil Amphet’ partageaient quand les premiers cris retentirent. Tous les quatre étaient à cran — toute la Tribu était à cran — et ils lâchèrent aussitôt leurs cartes pour se ruer vers la porte.
Tous étaient en train d’émerger de leurs véhicules pour voir de quoi il retournait, mais tous s’arrêtèrent en voyant Rose Claque dressée dans l’éclat jaune-blanc incandescent des lumières de sécurité entourant l’Overlook Lodge. Elle avait les yeux fous. Elle se tirait les cheveux tel un prophète de l’Ancien Testament en proie aux affres d’une vision violente.
« Cette sale bâtarde m’a tué mon Skunk ! glapit-elle. Je la tuerai ! JE LA TUERAI ET JE LUI BOUFFERAI LE CŒUR ! »
Enfin, elle se laissa tomber à genoux, sanglotant entre ses mains.
Les Vrais restaient plantés là, sonnés. Nul ne savait que dire ni que faire. Enfin, Sarey la Muette s’approcha d’elle. Rose la repoussa violemment. Sarey tomba à la renverse, se releva et revint sans hésitation vers Rose. Cette fois, Rose leva les yeux et vit qui était sa consolatrice: une femme qui avait elle-même perdu un être cher au cours de cette incroyable soirée. Elle enlaça Sarey, l’étreignant si fort que les Vrais observant la scène entendirent craquer ses os. Mais Sarey se laissa faire et, au bout d’un moment, les deux femmes s’entraidaient pour se relever. Le regard de Rose passa de Sarey à Mo Ka, puis à Mary Juana et à Charlie le Crack. C’était comme si elle les voyait tous pour la première fois.
« Allons, Rosie, dit Mo. Tu as eu un choc. Tu as besoin d’aller t’allo…
— NON ! »
Elle s’écarta de Sarey et se gifla les joues d’une énorme double claque qui fit tomber son chapeau. Elle se pencha pour le ramasser et, quand elle regarda de nouveau les Vrais, un peu de raison était revenue dans ses yeux. Elle pensait à Dada Doug et au peloton qu’elle avait envoyé à la rencontre de Skunk et de la fillette.
« Je dois joindre Dada. Lui dire de faire demi-tour avec Phil et Annie. On a besoin d’être ensemble. On a besoin de prendre de la vapeur. Beaucoup de vapeur. Quand on sera bien chargés, on va mettre une raclée à cette sale bâtarde. »
Ils se contentaient de la dévisager, l’air inquiet et hésitant. Voir leurs yeux effrayés et leurs stupides bouches ouvertes la mit hors d’elle.
« Vous doutez de moi ? » Sarey la Muette était silencieusement revenue se placer à ses côtés. Rose la repoussa si fort qu’elle manqua retomber. « Quiconque doute de moi s’avance d’un pas.
— Personne doute de toi, Rose, dit Steve Vap’, mais peut-être qu’on devrait la laisser tranquille. » Il parlait d’un ton prudent et ne pouvait se résoudre à croiser son regard. « Si Skunk aussi a disparu, ça nous fait cinq morts. On a jamais perdu cinq des nôtres en un jour. On a même jamais perdu l… »