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Rose s’avança d’un pas et Steve recula aussitôt d’autant, rentrant la tête dans les épaules comme un gosse s’attendant à être frappé. « Vous voulez détaler devant une misérable petite tronche-à-vapeur ? Après toutes ces années, vous voulez tourner bride et détaler la queue entre les jambes devant une pecnode  ? »

Nul ne lui répondit, et certainement pas Steve, mais Rose lut la vérité dans leurs yeux. Oui, c’est bien ce qu’ils voulaient. Ils avaient eu beaucoup de bonnes années. Des années de vaches grasses. Des années de chasse facile. Et maintenant, voilà qu’ils étaient tombés sur un os: non seulement quelqu’un doté d’une vapeur extraordinaire mais quelqu’un qui savait qui ils étaient et ce qu’ils faisaient. Au lieu de venger Papa Skunk — qui, avec Rose, leur avait fait traverser les bons comme les mauvais jours —, ils voulaient faire volte-face et détaler en jappant. À cet instant, elle eut envie de les tuer tous. Ils le sentirent et reculèrent un peu plus en traînant les pieds.

Tous, sauf Sarey la Muette qui la regardait fixement, comme hypnotisée, la mâchoire décrochée. Rose la saisit par ses épaules osseuses.

« Non, Rosie ! glapit Mo. Lui fais pas de mal !

— Et toi, Sarey, dis-moi ? Cette fillette est responsable du meurtre de la femme que tu aimais. Est-ce que tu veux t’échapper ?

— Nôn », dit Sarey. Ses yeux plongèrent dans ceux de Rose. Même là, alors que tout le monde la regardait, Sarey n’avait pas l’air d’être beaucoup plus qu’une ombre.

« Tu veux ta revanche ?

— Voui », dit Sarey. Puis: «  Venzance. »

Elle avait une voix étouffée (presque pas de voix, en fait) et elle zézayait, mais tous l’entendirent, et tous surent ce qu’elle voulait dire.

Rose promena son regard sur les autres. « Pour ceux d’entre vous qui ne veulent pas ce que veut Sarey, qui veulent juste se mettre à plat ventre et ramper… »

Elle se tourna vers Mo Ka et saisit son gros bras. Mo poussa un cri de surprise et de terreur et tenta de se dégager. Rose la maintint solidement et souleva son bras pour que les autres le voient bien. Il était couvert de plaques rouges. « Pouvez-vous ramper et éviter ça ? »

Ils marmonnèrent et reculèrent encore d’un ou deux pas.

Rose dit: « C’est en nous.

— La plupart d’entre nous n’ont rien ! s’écria Slim Terri Pickford. J’ai rien  ! Même pas un bouton ! » Elle tendit ses bras à l’appui.

Rose tourna ses yeux brûlants, remplis de larmes, vers Terri. « Maintenant. Mais pour combien de temps ? » Slim Terri ne répondit pas et détourna la tête.

Rose passa un bras autour de Sarey et dévisagea les autres. « Teuch a dit que cette môme est notre seule chance de nous débarrasser de la maladie avant qu’elle nous contamine tous. Quelqu’un parmi vous a-t-il un avis plus éclairé ? Si oui, parlez. »

Nul ne parla.

« On va attendre que Dada, Phil Amphet’ et Annie reviennent, et on prendra de la vapeur. La plus grosse vap’ qu’on ait jamais prise. On va vider nos cartouches. »

Des regards surpris et un surcroît de murmures de réprobation accueillirent cette annonce. La croyaient-ils folle ? Qu’ils croient ce qu’ils veulent. C’était pas juste la rougeole qui bouffait le Nœud Vrai de l’intérieur, c’était la terreur, et c’était mille fois pire.

« Quand on sera tous ensemble, on reformera le cercle. On redeviendra forts. Lodsam hanti, nous sommes les élus — vous avez oublié ça ? Sabbatha hanti, nous sommes le Nœud Vrai qui persiste. Dites-le avec moi. » Son regard passait de l’un à l’autre. «  Dites-le. »

Ils le dirent, joignant leurs mains et formant un cercle. Nous sommes le Nœud Vrai qui persiste. Un peu de fermeté était apparu dans leurs yeux. Un peu de foi. Seuls une demi-douzaine d’entre eux présentaient des plaques, après tout ; ils avaient encore du temps.

Rose et Sarey la Muette entrèrent dans le cercle. Terri et Baba se lâchèrent la main pour leur faire de la place, mais Rose escorta Sarey jusqu’au centre. Sous les lumières de sécurité, le corps des deux femmes irradiait de multiples ombres semblables aux rayons d’une roue. « Quand nous serons forts — quand nous serons un de nouveau —, nous irons la chercher pour nous occuper d’elle. Je vous dis ça en tant que votre chef. Et même si sa vapeur ne guérit pas la maladie qui nous bouffe, ce sera la fin de cette pourriture de… »

C’est là que la môme parla dans sa tête. Rose ne pouvait voir le sourire mauvais d’Abra Stone mais elle le sentit.

(vous fatiguez pas à venir me chercher, Rose)

8

À l’arrière du Suburban de John Dalton, Dan Torrance prononça clairement quatre mots avec la voix d’Abra:

« C’est moi qui arrive. »

9

« Billy ? Billy !  »

Billy Freeman regardait la gamine dont la voix ne ressemblait pas exactement à celle d’une gamine. Elle se dédoubla, se rassembla, se dédoubla encore. Il se passa une main sur le visage. Il avait les paupières lourdes et les idées comme agglutinées les unes aux autres. Il ne comprenait pas ce qui se passait. Le jour était tombé et ils n’étaient plus dans la rue d’Abra, ça, il en aurait mis sa main à couper. « Qui tire au pistolet ? Et qui a chié dans ma bouche ? Nom de Dieu.

— Billy, réveille-toi. Faut que tu… »

Faut que tu conduises, voilà ce que Dan avait l’intention de dire, mais Billy Freeman n’était en état de conduire pour aller nulle part. Il lui faudrait encore un peu de temps. Ses yeux recommençaient à se fermer irrépressiblement, ses paupières avaient des mouvements erratiques. Dan balança l’un des coudes d’Abra dans les côtes du vieux compère et récupéra son attention. Du moins pour un temps.

Des phares inondèrent la cabine lorsqu’une autre voiture les croisa. Dan retint la respiration d’Abra, mais cette voiture aussi passa sans ralentir. Peut-être une femme seule ou un voyageur de commerce pressé de rentrer chez lui. Un mauvais Samaritain, en somme, mais pour eux, mauvais signifiait bon. Ils risquaient toutefois d’avoir moins de chance avec le troisième. Les gens de la campagne sont portés à l’entraide. Et à la curiosité.

« Te rendors pas, dit-il.

— Qui es-tu ? » Billy tentait d’accommoder sa vision sur le visage de la gosse mais c’était impossible. « Parce que, foi de Billy Freeman, ta voix n’est pas celle d’Abra.

— C’est compliqué. Pour le moment, contente-toi de rester éveillé. »

Dan descendit, contourna le véhicule en trébuchant plusieurs fois. Les jambes d’Abra, qui lui avaient semblé si longues le jour où il l’avait rencontrée, étaient fichtrement trop courtes. Il espérait bien ne pas avoir le temps de s’y habituer.

Les habits de Skunk gisaient sur le siège. Ses chaussures de toile étaient posées sur le tapis de sol sale, ses chaussettes en dépassaient. En cyclant, le sang et la cervelle qui avaient éclaboussé sa chemise et son blouson avaient perdu toute existence, mais ils avaient laissé des traces humides. Dan ramassa le tout et, après une seconde de réflexion, ajouta le Glock 22. Ça l’embêtait de s’en séparer, mais si on les arrêtait…

Il trimbala son paquet jusqu’au fossé et l’enterra sous un tas de feuilles mortes. Puis il attrapa un bout du tronc de bouleau et le tira sur l’emplacement de la tombe. C’était dur, avec les petits bras d’Abra, mais il se débrouilla.