Il découvrit ensuite qu’il lui était impossible de simplement grimper dans la camionnette: il dut se hisser sur le siège en s’agrippant au volant. Et une fois installé à la place du conducteur, ses pieds atteignaient tout juste les pédales. Merde.
Billy expulsa un monumental ronflement et Dan lui expédia un autre coup de coude d’Abra. Billy ouvrit les yeux et regarda autour de lui. « Où est-ce qu’on est ? Est-ce que ce gars m’a drogué ? » Puis: « Je crois que j’ai encore besoin de sommeil. »
La bouteille de soda que Skunk n’avait pas ouverte avait roulé à terre au cours de l’ultime lutte à la vie à la mort pour la maîtrise de l’automatique. Dan se pencha pour la ramasser, puis s’immobilisa, la main d’Abra sur le bouchon, pensant à ce qui arrive aux sodas qui ont été secoués. De quelque part, Abra lui parla
(oh là là !)
et elle souriait, mais pas de son sourire mauvais. Dan trouva que c’était bien.
Me laissez pas me rendormir, leur dit la voix sortant de la bouche de Dan. John prit donc la sortie de Fox Run et alla se garer sur le parking du fond, le plus loin possible du magasin Kohl’s. Là, chacun lui tenant un bras, Dave et lui firent promener le corps de Dan de long en large. Il était comme un ivrogne à la fin d’une nuit de bordée: sa tête n’arrêtait pas de retomber sur sa poitrine et de se redresser brusquement. À tour de rôle, les deux hommes lui demandèrent ce qui s’était passé, ce qui était en train de se passer et où ça se passait, mais Abra se contenta de secouer la tête de Dan. « Le Skunk m’a fait une piqûre dans la main avant que j’aille aux toilettes. Après, c’est tout flou dans ma tête. Mais, chut, il faut que je me concentre. »
Au bout du troisième large cercle décrit autour du Suburban, la bouche de Dan se fendit d’un grand sourire et un petit rire très abracadabrantesque en sortit. Des yeux, Dave interrogea John par-dessus l’épaule de leur titubant et flageolant protégé. John haussa les épaules et secoua la tête.
« Oh là là ! dit Abra. Un coup de Fanta ! »
Dan inclina la bouteille et dévissa le bouchon. Un geyser de Fanta orange sous pression atteignit Billy en pleine poire. Celui-ci toussa et s’étrangla, complètement réveillé à présent.
« Doux Jésus, petite ! Pourquoi t’as fait ça ?
– Ça a marché, non ? » Dan lui tendit la bouteille qui continuait de déborder. « Enfile-toi le reste. Désolé, mais tu peux pas te rendormir, même si t’en meurs d’envie. »
Pendant que Billy lampait le soda, Dan se pencha pour trouver la manette et ajuster le siège. Il l’actionna d’une main pendant qu’il tirait sur le volant de l’autre. La banquette fit un bond en avant. Billy s’aspergea le menton (et lâcha une phrase que les adultes se gardent habituellement de proférer en présence de jeunes demoiselles du New Hampshire), mais maintenant, les pieds d’Abra atteignaient les pédales. Tout juste. Dan passa la marche arrière et recula lentement la camionnette en braquant doucement vers la route. Quand les quatre pneus furent sur la chaussée, il poussa un soupir de soulagement. S’embourber dans un fossé au bord d’une route du Vermont peu fréquentée n’aurait guère fait avancer leur cause.
« Est-ce que tu sais ce que tu fais ? lui demanda Billy.
— Oui. Je le fais depuis des années… si on excepte le petit laps de temps pendant lequel l’État de Floride m’a retiré mon permis. J’étais dans un autre État à ce moment-là, mais en vertu d’une loi qui s’appelle la réciprocité, j’y ai pas coupé. La plaie des alcoolos itinérants à travers ce grand pays qui est le nôtre.
— T’es Dan.
— Je plaide coupable », dit-il, guettant la route par-dessus le haut du volant. Si seulement il avait eu un livre pour s’asseoir dessus. Mais comme il n’en avait pas, il faudrait bien qu’il fasse sans. Il passa la première et roula.
« Comment t’es rentré dans sa peau ?
— Me demande pas. »
Le Skunk avait parlé d’une piste forestière (ou l’avait seulement pensé, Dan ne savait pas trop) et cinq ou six kilomètres plus loin sur la route 108, l’entrée d’une piste se profila, un panneau de bois rustique fixé sur le tronc d’un pin indiquant: LE HAVRE DE BOB ET DOT. Piste forestière privée. Dan s’y engagea, les petits bras d’Abra tout heureux d’avoir la direction assistée, et mit les pleins phares. Trois cents mètres plus loin, la piste était barrée par une lourde chaîne où pendait une autre pancarte, moins rustique celle-là: PROPRIÉTÉ PRIVÉE — DÉFENSE D’ENTRER. La chaîne était solidement fixée. Ce qui signifiait que Bob et Dot n’avaient pas décidé de passer un petit week-end en amoureux dans leur havre de paix. Trois cents mètres de la route principale, c’était une bonne distance pour s’assurer un minimum de sécurité. Il y avait autre chose en prime: une rigole où coulait un filet d’eau.
Dan coupa phares et moteur, puis se tourna vers Billy. « Tu vois cette rigole ? Va te laver le visage. Asperge-toi bien. Je te veux aussi réveillé que possible.
— Je suis réveillé, dit Billy.
— Pas assez. Essaie de ne pas mouiller ta chemise. Quand tu auras fini, coiffe-toi bien. Tu vas devoir entrer en scène.
— Où est-ce qu’on est ?
— Dans le Vermont.
— Où est le type qui m’a agressé ?
— Mort.
— Bon débarras ! » s’exclama Billy. Puis, après un instant de réflexion: « Et où est le corps ? »
Excellente question à laquelle Dan n’avait pas envie de répondre. Ce qu’il voulait, c’était en terminer avec cet épisode. C’était épuisant et, de mille manières, déroutant. « Disparu. T’as pas besoin d’en savoir plus.
— Mais…
— Pas maintenant. Lave-toi la figure, arpente cette piste pendant quelques minutes. Fais des moulinets de bras, respire à pleins poumons et éclaircis-toi le mieux possible les idées.
— J’ai une putain de migraine. »
Dan n’était pas surpris. « Quand tu reviendras, la petite fille sera probablement redevenue une petite fille, ce qui signifie que tu vas devoir conduire. Si tu te sens assez dessoûlé pour être crédible, arrête-toi au motel de la prochaine ville. Tu voyages en compagnie de ta petite-fille, pigé ?
— Ouais, dit Billy. Ma petite-fille, Abby Freeman.
— Une fois dans ta chambre, appelle-moi sur mon portable.
— Parce que toi, tu seras… là où est le reste de toi ?
— Exact.
— C’est le monde à l’envers, copain !
— Oui, dit Dan. C’est pour ça qu’on va le remettre à l’endroit.
— D’accord. C’est quoi la prochaine ville ?
— Aucune idée. Je veux pas que t’aies d’accident, Billy. Si tu peux pas récupérer assez pour conduire vingt ou trente kilomètres et descendre au prochain motel sans que le gars à la réception appelle les flics, toi et Abra vous devrez passer la nuit dans la cabine de la camionnette. Ça manquera de confort, mais ça sera sûr. »
Billy ouvrit la portière du passager. « Laisse-moi dix minutes. Je saurai passer pour sobre. Je l’ai déjà fait. » Il adressa un clin d’œil à la petite fille assise au volant. « Je bosse pour Casey Kingsley. Mort à la bibine, tu t’souviens ? »
Dan le regarda se diriger vers la rigole et s’y accroupir, puis il ferma les yeux d’Abra.
Sur un parking devant le Newington Mall, Abra ferma les yeux de Dan.
(Abra)
(je suis là)
(tu es réveillée)
(oui à peu près)
(on doit refaire tourner la roue tu peux m’aider)