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(Concetta)

Il y eut un léger à-coup dans sa respiration.

(Concetta revenez)

Sous les fines paupières bleuies, les yeux remuèrent. Elle aurait pu être en train d’écouter, elle aurait pu être en train de rêver ses derniers rêves. Des rêves d’Italie, peut-être. Penchée au-dessus du puits, à remonter un seau d’eau fraîche. Penchée sous le soleil brûlant de l’été.

(Abra a besoin que vous reveniez et moi aussi)

C’était tout ce qu’il pouvait faire et il n’était pas sûr que cela suffise jusqu’à ce que, lentement, les yeux de la mourante s’ouvrent. Leur regard était flou, mais progressivement il gagna en acuité visuelle. Dan avait déjà vu cela auparavant. Le miracle du retour de la conscience. Il se demanda, encore une fois, d’où cela provenait et où cela s’en allait lorsque cela disparaissait. La mort n’était pas un miracle moins grand que la naissance.

La main qu’il tenait se raffermit. Les yeux restèrent posés sur lui et Concetta sourit. C’était un sourire timide, mais bien réel.

« Oh mio caro ! Sei tu ? Sei tu ? Come è possibile ? Sei morto ? Sono morta anch’io ?…. Siamo fantasmi ?  »

Dan ne connaissait pas l’italien et il n’en avait pas besoin. Il entendit dans sa tête ce qu’elle disait avec une parfaite clarté.

Oh, mon cher, est-ce toi ? Comment est-ce possible ? Es-tu mort ? Suis-je morte ?

Puis, après un blanc:

Sommes-nous des fantômes ?

Dan se pencha vers elle jusqu’à poser sa joue sur la sienne.

Il chuchota dans son oreille.

Sans beaucoup attendre, elle chuchota en retour.

5

Leur conversation fut brève, mais éclairante. Concetta parla surtout en italien. Enfin, elle leva une main — au prix d’un gros effort, mais elle y parvint — et caressa la joue râpeuse de Dan. Elle lui sourit.

« Vous êtes prête ? demanda-t-il.

— Sì. Prête.

— Vous n’avez à avoir peur de rien.

— Sì. Je le sais. Je suis tellement heureuse que vous soyez venu. Redites-moi votre nom, signor  ?

— Daniel Torrance.

— Sì. Vous êtes un don du Ciel, Daniel Torrance. Sei un dono di Dio.  »

Dan espérait qu’elle disait vrai. « Et vous, me ferez-vous don ?

— , naturellement. Tout ce qu’il vous faut per Abra.

— Moi aussi, Chetta, je vais vous faire don. Nous boirons ensemble du même puits. »

Elle ferma les yeux.

(je sais)

« Vous allez vous endormir, et quand vous vous éveillerez… »

(tout sera meilleur)

La puissance était encore plus forte que la nuit où Charlie Hayes avait passé ; Dan la sentait entre eux tandis qu’il tenait doucement les mains de Chetta dans les siennes, les petites perles lisses de son rosaire marquant ses paumes de leur empreinte. Quelque part, une à une, des lumières s’éteignaient. Tout allait bien. En Italie, une fillette en robe marron et en sandales tirait de l’eau de la gorge fraîche d’un puits. Elle ressemblait à Abra, cette petite fille. Le chien aboyait. Il cane. Ginata. Il cane si rotolava sull’erba. Le chien aboyait et se roulait dans l’herbe. Rigolote Ginata !

Concetta avait seize ans, elle était amoureuse, trente ans et elle écrivait un poème sur la table de cuisine d’un appartement étouffant dans le Queens pendant que des enfants criaient dans la rue en contrebas ; elle avait soixante ans et, debout sous la pluie, levait les yeux pour regarder tomber mille flèches de l’argent le plus pur. Elle était sa mère, et son arrière-petite-fille, et l’heure était venue pour elle de la grande métamorphose, du grand voyage. Ginata se roulait dans l’herbe et les lumières

(dépêche-toi s’il te plaît)

s’éteignaient une à une. Une porte s’ouvrait

(dépêche-toi s’il te plaît c’est l’heure)

et derrière cette porte tous deux sentaient toute la mystérieuse, toute l’odorante respiration de la nuit. Au-dessus, il y avait toutes les étoiles de l’univers infini.

Il baisa son front frais. « Tout va bien, cara. Il vous faut seulement dormir. Le sommeil vous fera du bien. »

Puis il attendit son dernier souffle.

Elle le rendit.

6

Il était encore assis là, tenant les mains de la défunte dans les siennes, quand la porte de la chambre s’ouvrit à la volée. Lucy Stone entra d’un pas martial. Son époux et le pédiatre de sa fille la suivaient, mais pas de trop près ; c’était comme s’ils redoutaient d’être brûlés par la fureur, la frayeur, l’indignation bouleversée qui la nimbaient d’une aura crépitante si puissante qu’elle en était presque visible.

Elle saisit Dan par l’épaule, ses ongles se plantant comme des serres dans l’épaule sous la chemise. « Sortez de là. Vous ne la connaissez pas. Vous n’avez rien à faire avec ma grand-mère et rien à faire non plus avec ma fi…

— Parlez moins fort, dit Dan sans se retourner. Vous êtes en présence de la mort. »

La rage qui la raidissait s’évacua d’un coup, liquéfiant ses articulations. Elle se laissa choir sur le lit à côté de Dan et contempla le camée de cire qu’était maintenant le visage de sa grand-mère. Puis elle regarda l’homme hagard, le visage mangé de barbe, qui tenait les mains mortes autour desquelles était toujours enroulé le rosaire. À son insu, de grosses larmes se mirent à rouler sur ses joues.

« Je n’ai pas compris la moitié de ce qu’ils m’ont raconté. Juste qu’Abra a été kidnappée, mais que maintenant elle est en sécurité — soi-disant — dans un motel avec un homme du nom de Billy et qu’ils dorment à cette heure.

— Tout cela est vrai, dit Dan.

— Alors, épargnez-moi vos déclarations bien-pensantes, je vous en prie. Je pleurerai ma Momo quand j’aurai revu Abra. Quand je la tiendrai dans mes bras. Pour le moment, je veux savoir… je veux… » Sa voix mourut tandis que son regard passait de Dan à sa grand-mère défunte puis de nouveau à Dan. Son époux se tenait derrière elle. John avait refermé la porte de la chambre 9 et s’y tenait adossé. « Vous vous appelez Torrance ? Daniel Torrance ?

— Oui. »

De nouveau ce regard lent, passant du profil immobile de sa grand-mère à celui de l’homme qui était présent au moment de sa mort. « Qui êtes-vous, Mr. Torrance ? »

Dan relâcha les mains de Chetta et prit celles de Lucy. « Venez avec moi. Oh, pas loin. Juste de l’autre côté de la chambre. »

Elle se leva sans protester et sans cesser de le dévisager. Il la conduisit à la porte de la salle de bains grande ouverte, alluma la lumière et lui désigna du doigt la glace au-dessus du lavabo où leurs deux visages s’encadraient comme dans une photo. Vu ainsi, le doute n’était plus possible.

« Mon père était ton père, Lucy. Je suis ton demi-frère. »

7

Après avoir informé la surveillante que la mort avait fait halte à son étage, ils se rendirent à la petite chapelle non confessionnelle de l’hôpital. Lucy en connaissait le chemin: elle n’était pas vraiment croyante mais y avait passé bien des heures, à penser et à se souvenir. C’était un lieu apaisant pour se livrer à ce genre de méditations, nécessaires lorsqu’un être cher approche de la fin. À cette heure tardive, ils avaient la chapelle pour eux tout seuls.

« Avant toute chose, dit Dan, je dois te demander si tu me crois. Nous pouvons pratiquer un test ADN dès que nous le pourrons, mais… est-ce vraiment nécessaire ? »