« Oui. Je pense que oui.
— Parfait. » Casey pointa son doigt sur Billy. « Je te donne ton jour de congé. Payé. Autorisation médicale d’absence.
— Le Riv…
— Il y a bien dix personnes dans cette ville capables de le conduire. Moi le premier. Je vais passer quelques coups de fil et aller assurer les deux premiers départs.
— Casey, ta hanche…
— Que ma hanche aille au diable. Et vous deux, décampez.
— Mais Casey, je me sens…
— Je me fous que tu te sentes d’attaque pour un marathon jusqu’au lac Winnipesaukee. Tu vas voir un toubib, un point c’est tout. »
Billy jeta un regard assassin à Dan. « Tu vois dans quel pétrin tu me fous. Et j’ai même pas pris mon café du matin. »
Les mouches n’étaient plus là à présent — sauf qu’elles y étaient toujours. Dan savait qu’en se concentrant, il pourrait encore les voir s’il le voulait… mais qui diable aurait voulu les voir ?
« Je sais, dit Dan. C’est pas grave, la vie craint juste un peu des fois. Je peux utiliser ton téléphone, Casey ?
— Bien sûr. » Casey se leva. « Moi, je m’en vais à la gare poinçonner quelques billets. T’aurais une casquette de conducteur qui m’irait, Billy ?
— Non.
— La mienne devrait t’aller », dit Dan.
Pour une organisation qui ne faisait pas de la publicité, ne vendait rien et se subventionnait elle-même grâce aux billets chiffonnés jetés dans les paniers ou casquettes de base-ball passés de main en main, les Alcooliques anonymes exerçaient une influence tranquille s’étendant bien au-delà des diverses salles de réunion et sous-sols d’église loués pour y mener leurs activités. Ce n’était pas l’Amicale des anciens élèves, songea Dan, mais l’Amicale des anciens ivrognes.
Il appela John Dalton, et John appela un spécialiste de médecine interne du nom de Greg Fellerton. Fellerton ne suivait pas le Programme, mais il devait à John D. une petite faveur. Dan ignorait pour quoi et s’en moquait. L’important, c’est que Billy Freeman, dès avant midi ce jour-là, se trouverait allongé sur la table d’examen du cabinet de Fellerton. Un cabinet situé à cent dix kilomètres de Frazier, et Billy n’avait pas cessé de râler pendant tout le trajet.
« T’es sûr que t’as eu que des indigestions ? lui redemanda Dan alors qu’ils se garaient dans Pine Street sur le petit parking attenant au cabinet.
— Ouais », réaffirma Billy. Puis, à contrecœur: « Ça s’est un peu aggravé ces derniers temps, mais rien qui m’empêche de dormir la nuit. »
Menteur, songea Dan. Mais il ne dit rien. Il avait réussi à amener ce fils de pute récalcitrant jusqu’ici, la partie était presque gagnée.
Installé dans la salle d’attente, Dan feuilletait un exemplaire de OK ! avec en couverture le prince William et sa jolie, mais maigrelette, jeune fiancée, quand un vigoureux cri de douleur lui parvint du fond du couloir. Dix minutes plus tard, Fellerton apparut et vint s’asseoir près de lui. Avisant la couverture de OK !, il dit: « Ce mec est peut-être l’héritier de la couronne d’Angleterre, mais ça ne l’empêchera pas d’être aussi chauve qu’une boule de billard avant quarante ans.
— Vous avez sans doute raison.
— Bien sûr que j’ai raison. Dans les affaires humaines, c’est la génétique la vraie reine. J’envoie votre ami à Central Maine General pour un scanner. Je suis à peu près sûr de ce qu’on va découvrir. Si j’ai raison, je donne rendez-vous à Mr. Freeman pour une petite chirurgie vasculaire demain matin de bonne heure.
— De quoi s’agit-il ? »
Billy arrivait dans le couloir en bouclant son ceinturon. Son visage bronzé était blême et moite de sueur. « Il dit que j’ai un renflement de l’aorte. Un peu comme une hernie dans un pneu. Sauf que les pneus, ça gueule pas quand tu les palpes.
— Un anévrisme, expliqua Fellerton. Oh, il est toujours possible que ce soit une tumeur, mais je ne le pense pas. Dans tous les cas, la rapidité d’intervention est cruciale. Cette grosseur a déjà la taille d’une balle de ping-pong. Heureusement que vous me l’avez amené. En cas de rupture d’anévrisme sans hôpital à proximité… » Fellerton secoua la tête.
Le scanner confirma le diagnostic de Fellerton et à dix-huit heures ce soir-là, Billy était allongé dans un lit d’hôpital l’air considérablement diminué. Dan était assis auprès de lui.
« Je crève d’envie de fumer une cigarette, dit Billy d’un ton nostalgique.
— Là, j’peux rien faire pour toi. »
Billy soupira. « Y serait temps que j’arrête, de toute façon. Tu vas pas leur manquer à Rivington ?
— C’est mon jour de congé.
— Quelle manière fantastique de le passer. Tu sais quoi ? S’ils me zigouillent pas demain avec leurs couteaux et leurs fourchettes, je crois bien que je te devrai la vie. Je sais pas comment t’as su, mais si jamais il y a quoi que ce soit que je puisse faire pour toi — je veux dire, n’importe quoi — surtout n’hésite pas. »
Dan repensa au jour, dix ans auparavant, où il avait débarqué d’un bus long courrier et marché sous une neige aussi fine qu’un voile de mariée. Il repensa à son ravissement quand il avait repéré la locomotive rouge vif tractant le Helen Rivington. Et comment cet homme, au lieu de lui dire de dégager, qu’il n’avait rien à faire là, lui avait demandé si le petit train lui plaisait. Rien qu’une petite gentillesse, mais qui lui avait ouvert la porte sur tout ce qu’il avait aujourd’hui.
« Billy-boy, c’est moi qui te suis redevable, et de bien plus que je ne pourrai jamais te rembourser. »
Il avait remarqué un fait étrange durant ses années de sobriété. Quand des événements désagréables survenaient dans sa vie — comme ce matin de 2008 où il avait découvert qu’on lui avait cassé le pare-brise arrière de sa voiture avec un caillou —, il éprouvait rarement le désir de boire. Quand tout se passait bien, en revanche, l’ancienne soif sèche avait le don de se remanifester. Ce soir-là, alors qu’il rentrait de Lewiston après avoir dit au revoir à Billy et que tout baignait dans l’huile, il avisa un bar routier nommé Le Cow-Boy Boot et ressentit une envie quasi irrésistible de s’arrêter. Prendre un bock et faire assez de monnaie pour alimenter le juke-box pendant au moins une heure. Rester assis là à écouter Jennings, Jackson et Haggard, sans parler à personne, sans faire d’histoires, juste laisser l’euphorie monter. Sentir le poids de la sobriété — parfois c’était comme d’avoir des souliers de plomb — s’alléger. Quand il ne lui resterait plus que cinq pièces d’un quart de dollar, il se repasserait Whiskey Bent and Hellbound six fois de suite.
Il dépassa le bar, s’engagea sur le parking d’un gigantesque Wal-Mart et ouvrit son téléphone. Sur le numéro de Casey, il laissa son doigt hésiter, puis se souvint de leur pénible conversation au café. Casey risquait de vouloir remettre ça, surtout l’histoire du truc que Dan était censé dissimuler. Non, valait mieux pas.
Avec la sensation d’être sorti de son corps, il fit demi-tour, roula jusqu’au bar routier et alla se ranger au fond du parking en terre battue. Il se sentait bien de l’avoir fait. Il se sentait aussi comme un homme venant de saisir un pistolet chargé et de l’appliquer contre sa tempe. Sa vitre était ouverte et il entendait un orchestre jouer une vieille chanson des Derailers, Lover’s Lie. Il trouvait leur son pas mauvais, et après s’être envoyé quelques coups, il le trouverait excellent. Il y aurait aussi des filles qui auraient envie de danser. Des filles avec des formes, des filles filiformes, des filles en jean et des filles en jupe. Il y en avait toujours. Il se demanda quelle sorte de whiskey ils servaient là-dedans, et bon sang, oh bon Dieu de bon Dieu — ce qu’il avait soif. Il ouvrit sa portière, posa un pied dehors et resta assis là, la tête basse.