Выбрать главу

Mais pas tous.

6

Ce soir-là, après avoir fini ses devoirs, Abra parla au téléphone avec sa mère pendant près de quarante-cinq minutes. La conversation se déroula à deux niveaux. En surface, elles parlèrent de la journée d’Abra, de sa semaine d’école à venir et du costume qu’elle avait prévu pour le bal d’Halloween ; elles évoquèrent les toutes dernières décisions relatives au transfert de Momo à l’hospice de Frazier (le « gros spitz », comme Abra continuait à l’appeler dans sa tête) ; Lucy informa Abra de l’évolution de l’état de santé de Momo, qu’elle qualifia de « plutôt encourageant, tout bien considéré ».

À un autre niveau, Abra écouta le désarroi sous-jacent de Lucy (qui pensait avoir en quelque sorte trahi son engagement auprès de sa grand-mère), et la vérité sur l’état de santé de Momo: sa peur, sa confusion mentale et sa souffrance physique. Abra tenta d’envoyer à sa mère des pensées rassérénantes: ne t’en fais pas, maman, et nous t’aimons, maman, et tu as fait du mieux que tu pouvais, aussi longtemps que tu as pu le faire. Elle aimait se dire que certaines de ces pensées arrivaient à bon port, sans y croire vraiment. Elle avait de nombreux talents — dans le genre merveilleux et effrayants en même temps — mais pas celui de régler le thermostat émotionnel d’une autre personne.

Dan en était-il capable ? Oui, peut-être. Elle pensait qu’il utilisait cette facette du Don pour aider les très vieilles personnes du gros spitz. S’il pouvait vraiment faire ça, peut-être qu’il pourrait aider sa Momo quand elle en arriverait là. Ce serait bien.

Elle redescendit, vêtue du pyjama de flanelle rose que Momo lui avait offert pour le dernier Noël. Son père regardait les Red Sox à la télé en buvant une bière. Elle lui plaqua un gros bécot bruyant sur le nez (il disait toujours qu’il détestait ça, mais elle savait qu’il aimait bien, en fait) et lui annonça qu’elle allait se coucher.

« La homework est complète, mademoiselle* ?

— Oui, papa, mais “homework” se dit devoirs en français !

— Content de le savoir, content de le savoir. Et comment va ta mère ? Je te demande ça parce que j’ai dû lui parler environ quatre-vingt-dix secondes avant que tu m’arraches le téléphone des mains.

— Elle va pas mal. » Abra savait que c’était la vérité, mais elle savait aussi que tout est relatif. Elle allait remonter l’escalier quand elle se retourna. « Elle a dit que Momo était comme une décoration en verre. » Lucy ne l’avait pas vraiment dit, pas à haute voix, mais elle l’avait pensé. « Elle a dit que nous le sommes tous. »

Dave coupa le son de la télé. « Eh bien, j’imagine que c’est vrai, mais certains d’entre nous sont en verre sacrément costaud. N’oublie pas que ta Momo est restée tout en haut de l’étagère, en toute sécurité, pendant des années et des années. Maintenant, Abba-Doo, viens voir un peu ici, faire un gros câlin à ton papa. Je ne sais pas toi, mais moi ça me ferait drôlement du bien. »

7

Vingt minutes plus tard, Abra était couchée. Mr. Peluche Patapouf, son nounours-luciole qu’elle avait depuis qu’elle était toute petite, brillait doucement sur sa table de nuit. Elle chercha Dan et le trouva dans une salle de jeux où il y avait des puzzles, des magazines, une table de ping-pong et une grande télé au mur. Il jouait aux cartes avec deux résidents du gros spitz.

(est-ce que tu as parlé à Dr John ?)

(oui nous partons pour l’Iowa après-demain)

Cette pensée fut illustrée par la brève image d’un vieux biplan avec deux pilotes aux commandes équipés de casques d’aviateur à l’ancienne, d’écharpes et de grosses lunettes. L’image fit sourire Abra.

(si nous te rapportons)

Image d’un gant de receveur. Ce n’était pas tout à fait le même modèle que celui du petit gars du base-ball, mais Abra sut ce que Dan voulait lui dire.

(est-ce que tu vas flipper)

(non)

Elle n’avait pas intérêt. Ce serait terrible, bien sûr, de tenir le gant du garçon mort, mais elle n’avait pas le choix.

8

Dans la pièce commune de Rivington 1, Mr. Braddock fusillait Dan d’un regard à la fois prodigieusement irrité et légèrement perplexe, une expression dont seules sont capables les très vieilles personnes frisant la sénilité. « Allez-vous vous défausser, Danny, ou bien rester là à bayer aux corneilles jusqu’à la fonte de la calotte glaciaire ? »

(bonne nuit Abra)

(bonne nuit Dan dis bonne nuit à Tony pour moi)

« Danny ? » Mr. Braddock tambourinait de ses jointures déformées sur la table. « Danny Torrance, c’est à vous, Danny Torrance ? »

(n’oublie pas de mettre ton alarme)

« Hou-hou, Danny », fit Cora Willingham.

Dan les regarda. « Est-ce que je me suis défaussé ou est-ce que c’est encore mon tour ? »

Mr. Braddock leva les yeux au ciel en prenant Cora à témoin ; Cora lui rendit la pareille.

« Et mes filles qui pensent que c’est moi qui perds les pédales », dit-elle.

9

Abra avait programmé l’alarme de son iPad pour le lendemain car non seulement il y avait école mais c’était son jour pour préparer le petit déjeuner — œufs brouillés aux champignons et aux poivrons avec du fromage fondu. Mais ce n’était pas de cette alarme-là que parlait Dan. Elle ferma les yeux et se concentra, le front plissé. Une de ses mains se faufila hors des draps et vint frictionner ses lèvres. Ce qu’elle était en train de combiner était compliqué, mais peut-être que le jeu en vaudrait la chandelle.

Une alarme, c’était très bien, mais si la femme au chapeau venait fouiner de son côté, un piège serait encore mieux.

Au bout de cinq ou six minutes, les plis de son front disparurent et sa main retomba sur le drap. Abra roula sur le côté en remontant l’édredon sous son menton. Sa joue et ses cheveux étaient les seules parties de son corps encore visibles. Mr. Peluche Patapouf le nounours-luciole observait de son poste sur la table de nuit comme il le faisait depuis qu’Abra avait quatre ans, projetant une douce lueur sur sa joue gauche. Lorsqu’elle s’endormit, elle était en train de se visualiser elle-même en tenue guerrière chevauchant un étalon blanc.

En rêve, elle galopait, survolant de vastes étendues de champs sous des milliards d’étoiles.

10

En cette nuit du dimanche au lundi, Rose poursuivit ses méditations jusqu’à une heure trente du matin. Le reste de la Tribu (à l’exception de Flac Annie et de Mo Ka qui montaient la garde auprès du Vieux Flop) dormait profondément lorsqu’elle décida qu’elle était prête. Dans une main, elle tenait une photo, imprimée à partir de son ordinateur, du centre-ville plus que quelconque d’Anniston, New Hampshire. Dans l’autre, elle tenait une cartouche. Celle-ci ne contenait plus qu’une infime bouffée de vapeur, mais ce serait suffisant, Rose en était certaine. Ses doigts étaient posés sur la valve, prêts à la relâcher.

Nous sommes le Nœud Vrai qui persiste: Sabbatha hanti.