Nous sommes les élus: Lodsam hanti.
Nous sommes les fortunés: Cahanna risone hanti.
« Prends et profite, ma Rosie », dit-elle. Lorsqu’elle ouvrit la valve, un bref gémissement de brume argentée s’échappa. Rose inhala, se renversa sur son oreiller et laissa la cartouche choir sur la moquette avec un bruit sourd. Elle leva devant ses yeux la photo de la grand-rue d’Anniston. L’image semblait flotter au bout d’une main et d’un bras qui avaient perdu de leur netteté. Non loin de cette rue, une fillette habitait dans une artère plus petite sans doute appelée Richland Court. Cette fillette serait profondément endormie, mais Rose Claque occupait une partie de son esprit. Elle présumait que la fillette ne savait pas à quoi elle ressemblait (pas plus qu’elle ne savait à quoi ressemblait la fillette… du moins pour l’instant), mais elle savait comment elle l’avait perçue. Elle avait vu ce que Rose regardait la veille chez Sam. Voilà quel était son point de repère, sa voie de passage.
Les yeux dans le vague, Rose fixait la grand-rue d’Anniston, mais ce qu’elle cherchait réellement, c’était le rayon boucherie de chez Sam, où la « VIANDE CORDON BLEU » est « PORTION COW-BOY ». Elle se cherchait elle-même. Et, heureusement assez vite, elle se trouva. À peine une trace auditive tout d’abord: une musique de supermarché. Puis un caddie de supermarché. Au-delà, tout était encore obscur. C’était parfait ; le reste viendrait. Rose suivait la musique se réverbérant maintenant en échos lointains.
Obscurité, obscurité, obscurité… un peu de lumière, un peu plus… Voilà, l’allée du supermarché… se changeant en couloir… et Rose sut qu’elle y était presque. Son pouls s’accéléra imperceptiblement.
Étendue sur son lit, elle ferma les yeux: comme ça, si la môme s’apercevait de ce qui se passait — peu probable, mais pas impossible —, elle ne verrait rien. Rose consacra quelques secondes à réviser ses objectifs principaux: nom, localisation exacte, étendue de ses connaissances, personnes à qui elle avait pu parler.
(tourne, monde)
Rassemblant ses forces, elle poussa. Cette fois, la sensation de rotation ne la prit pas par surprise puisqu’elle l’avait anticipée et la contrôlait complètement. Un instant, elle demeura dans ce couloir — le conduit entre leurs deux esprits — puis elle se retrouva dans une grande pièce où une petite fille avec des couettes pédalait sur un vélo en chantonnant une chanson sans queue ni tête. C’était le rêve de la fillette et Rose y assistait. Mais elle avait mieux à faire. Les murs de la pièce n’étaient pas de vrais murs mais des tiroirs à dossiers. Maintenant qu’elle était entrée, elle pouvait les ouvrir à volonté. Dans la tête de Rose, la fillette rêvait paisiblement qu’elle avait cinq ans et qu’elle pédalait sur son premier petit vélo à roulettes. C’était parfait. Rêve donc, petite princesse.
L’enfant passa près d’elle en pédalant, chantant la-la-la et ne la voyant pas. Les roulettes de son vélo apparaissaient et disparaissaient alternativement, et Rose comprit que la princesse rêvait du jour où elle avait appris à s’en passer. Toujours un grand jour dans la vie d’un enfant.
Amuse-toi bien sur ton petit vélo, ma poupée chérie, pendant que je découvre tout sur toi.
D’un geste assuré, Rose ouvrit l’un des tiroirs.
À peine eut-elle plongé la main à l’intérieur qu’une alarme assourdissante se mit à mugir et d’aveuglants projecteurs blancs illuminèrent la pièce, dardant sur elle autant de chaleur que de lumière. Pour la première fois depuis une foultitude d’années, Rose Claque, naguère Rose O’Hara du comté d’Antrim en Irlande du Nord, fut totalement prise au dépourvu. Avant qu’elle n’ait pu retirer sa main du tiroir, celui-ci se referma. La douleur fut immense. Rose poussa un hurlement et se rejeta en arrière, mais sa main était solidement piégée.
Son ombre grandit brusquement sur le mur… mais pas seulement la sienne. Tournant la tête, elle vit la petite fille foncer sur elle. Sauf que ce n’était plus une petite fille. C’était à présent une jeune fille en pourpoint de cuir orné d’un dragon brodé sur sa poitrine naissante, la chevelure retenue par un bandeau bleu ceint sur son front. Le petit vélo s’était transformé en étalon blanc. Les yeux de celui-ci, tout comme ceux de sa cavalière, étincelaient.
La jeune guerrière brandissait une lance
(vous êtes revenue comme Dan l’avait dit)
et elle éprouvait — incroyable pour une petite pecnode, même une bourrée de super vap’ comme elle — du plaisir…
(je suis BIEN CONTENTE)
L’enfant qui n’était plus une enfant s’était postée à l’affût pour l’attendre… elle lui avait tendu un piège avec l’intention de la tuer… et vu l’état de vulnérabilité mentale dans lequel Rose se trouvait, elle pourrait bien y arriver…
Mobilisant toutes ses forces, Rose riposta, non pas avec une lance de bande dessinée, mais avec un bélier massif mû par toute la puissance de ses années et de sa volonté.
(ARRIÈRE PUTAIN ! RECULE ME TOUCHE PAS ! PEU IMPORTE POUR QUI TU TE PRENDS T’ES QU’UNE FILLETTE !)
Sa vision d’elle-même adulte — son avatar — continuait de la charger, mais la fillette tressaillit quand la pensée de Rose l’atteignit, et sa lance, la manquant de peu, s’enfonça dans le mur de tiroirs juste sur son flanc gauche.
La fillette (c’est tout ce qu’elle est, continuait à penser Rose) fit tourner bride à sa monture. Se tournant vers le tiroir qui la retenait toujours prisonnière, Rose affermit sa main libre dessus et, au mépris de la douleur, tira de toutes ses forces. D’abord, le tiroir résista. Puis il céda un peu et elle parvint à lui arracher la moitié de sa paume et de son pouce. Sa peau écorchée saignait.
Autre chose était en train de se produire. Rose éprouvait une sensation de volettement dans la tête, comme un oiseau battant des ailes. Qu’est-ce que c’était encore que ce bordel ?
S’attendant à sentir la foutue lance s’enfoncer dans son dos à tout moment, Rose tira violemment sur sa main et acheva de la libérer. Elle replia les doigts juste à temps et referma le poing. Si elle avait attendu une demi-seconde de plus, le tiroir les lui aurait sectionnés net en se refermant d’un coup sec. Ses ongles palpitaient. Dès qu’elle put les regarder, elle sut qu’ils allaient virer au violet foncé, la couleur du sang qui s’y était accumulé.
Elle se retourna. La fillette avait disparu. La pièce était vide. Mais la sensation de volettement continuait. Il s’était même intensifié. Soudain, elle ne pensa plus du tout à la douleur dans sa main et son poignet. Car elle n’était pas seule à avoir actionné la plaque tournante, et peu importait que, dans le monde réel où elle était allongée sur son lit double, elle ait toujours les yeux fermés.
La petite salope aussi se trouvait dans une pièce remplie de tiroirs à dossiers.
Sa pièce. Sa tête.
De cambrioleuse, Rose était devenue cambriolée.
(DÉGAGE DÉGAGE DÉGAGE)
Le volettement continua ; s’accéléra. Balayant d’un coup sa panique, Rose lutta pour retrouver sa concentration et sa clarté d’esprit. Elle y parvint juste le temps de déclencher la rotation de la plaque tournante. Qui était devenue étrangement lourde.
(tourne, monde)
Tandis que la plaque tournait, l’affolant volettement dans sa tête commença à diminuer, avant de cesser tout à fait, à mesure que la fillette était renvoyée d’où elle venait.