Skunk se contenta de hausser les épaules. Son beau visage étroit était pensif. Ses yeux ne quittaient pas le vieil homme frissonnant étendu sur le lit.
« Les choses changent, dit Teuch. C’est pas parce qu’on était immunisés contre les maladies des pecnos il y a cinquante ou cent ans qu’on l’est toujours. Pour ce qu’on en sait, il pourrait s’agir d’un processus naturel.
— Tu voudrais me faire croire qu’il y a quoi que ce soit de naturel à ça ? » Elle montra Grand-Pa Flop du doigt.
« Un cas isolé ne préfigure pas une épidémie, dit Teuch. Il s’agit peut-être de totalement autre chose. Mais, si ça devait se reproduire, on devrait mettre en quarantaine celui ou celle à qui ça arrivera.
— Et ça suffirait ? »
Teuch hésita longuement. « Je sais pas. Peut-être qu’on l’a tous. Une sorte de bombe à retardement intégrée. Ou de la dynamite branchée sur un minuteur. D’après les dernières recherches scientifiques, c’est comme ça que vieillissent les pecnos. Ils vivent, ils vivent, sans pratiquement aucun changement, et tout d’un coup quelque chose se déclenche dans leurs gènes. Leurs rides commencent à apparaître et, du jour au lendemain, ils ont besoin d’une canne pour marcher. »
Skunk n’avait pas quitté Grand-Pa des yeux. « Oh, merde, v’là qu’y recommence. »
La peau de Grand-Pa Flop devint laiteuse. Puis translucide. Lorsqu’elle atteignit un niveau de transparence complète, Rose put voir son foie à travers, les deux sacs gris-noir ratatinés de ses poumons, le nœud rouge palpitant de son cœur. Elle vit ses veines et ses artères, semblables aux routes et aux autoroutes sur le GPS intégré à son tableau de bord. Elle vit les nerfs optiques connectant ses yeux à son cerveau. On aurait dit des cordes fantomatiques.
Et puis, il revint. Ses yeux bougèrent, accrochèrent ceux de Rose, s’y cramponnèrent. Il tendit le bras, saisit la main intacte de Rose, dont le réflexe fut de se dérober — s’il avait la maladie que Teuch disait qu’il avait, il était contagieux —, mais bon, au point où on en était… Teuch avait raison: ils avaient tous été exposés.
« Rose, chuchota-t-il. Me laisse pas.
— Non, je vais pas te laisser. » Leurs doigts entrelacés, elle s’assit près de lui sur le lit. « Skunk ?
— Oui, Rose.
— Le colis que t’as fait envoyer à Sturbridge… ils peuvent nous le garder quelques jours, tu crois ?
— Bien sûr.
— Très bien, alors on va d’abord faire ce qu’on a à faire ici. Mais on ne peut pas attendre trop longtemps. La môme est beaucoup plus dangereuse que ce que je pensais. » Rose Claque soupira. « Pourquoi faut-il que les problèmes arrivent toujours tous en même temps ?
— C’est elle qui a fait ça à ta main ? »
Voilà une question à laquelle elle ne souhaitait pas répondre. « Je pourrai pas être des vôtres parce qu’elle me connaît maintenant. » Et aussi, pensa-t-elle sans le dire, parce que s’il nous arrive ici ce que Teuch pense qu’il nous arrive, les autres auront besoin de moi pour jouer les Mère Courage. « Mais il faut qu’on la chope. C’est plus important que jamais.
— Parce que… ?
— Si elle a déjà eu la rougeole, elle aura développé une immunité contre le virus. Ce qui pourrait nous rendre sa vapeur encore plus utile.
— Les gosses sont vaccinés contre toutes ces merdes de nos jours », remarqua Skunk.
Rose approuva de la tête. « Si elle est vaccinée, sa vapeur pourrait nous vacciner à notre tour. »
Grand-Pa Flop recommença à cycler. C’était un spectacle pénible mais Rose s’obligea à le regarder. Lorsque les organes de Flop ne furent plus visibles sous sa peau fragile, elle leva les yeux vers Skunk en lui montrant sa main blessée.
« Et elle mérite une bonne leçon. »
Lorsque Dan se réveilla le lundi matin dans sa chambre de la tourelle, son emploi du temps avait de nouveau été effacé et remplacé par un message d’Abra. En haut figurait une trombine souriante, toutes dents dehors, ce qui lui donnait l’air de jubiler.
Dan se rallongea, se couvrit les yeux et la chercha. Il la trouva en route pour l’école, à pied avec trois copines, ce qui lui parut dangereux en soi. Pour les copines autant que pour Abra. Il espérait que Billy était là, en poste. Et qu’il serait discret. Et qu’aucun espion de quartier zélé ne le repère et ne lui colle l’étiquette de suspect.
(je peux venir d’accord John et moi partons seulement demain mais il faudra être prudents et ne pas s’éterniser)
(oui d’accord compris)
Dan était de nouveau assis sur un banc, à l’extérieur de la bibliothèque couverte de lierre d’Anniston, lorsque Abra apparut. Elle était en uniforme scolaire, robe chasuble rouge et baskets chic de la même couleur. Elle tenait son sac à dos par une bretelle. Dan eut l’impression qu’elle avait grandi de trois centimètres depuis la dernière fois qu’il l’avait vue.
Elle agita la main en l’apercevant. « Salut, oncle Dan !
— Salut, Abra. C’était bien, l’école ? »
Abra s’approcha du banc, si bondissante de grâce et d’énergie qu’elle semblait danser. Yeux brillants, joues empourprées: une adolescente pleine de santé à la sortie de l’école, tous signes vitaux allumés en vert sur son écran de contrôle.
« Super ! J’ai eu un A en biologie !
— Assieds-toi une minute et raconte-moi ça. »
Elle s’assit, vibrante d’intensité. Tout en elle clamait: « À vos marques ! Prêt ! Partez ! » Il n’y avait aucune raison pour que ça inquiète Dan, or ça l’inquiétait. Quelque chose, cependant, avait tout lieu de le rassurer: la camionnette Ford sans âge garée un peu plus loin avec un vieux zigue assis au volant en train de siroter un café tout en lisant un magazine. Ou plutôt, feignant de lire un magazine.
(Billy ?)
Pas de réponse, mais l’homme leva brièvement les yeux de son magazine et cela suffit.
« Très bien, dit Dan en baissant la voix. Je veux savoir exactement ce qui s’est passé. »
Abra lui raconta tout: le piège qu’elle avait tendu et comment il avait bien fonctionné. Dan l’écouta avec stupeur, admiration… et une sensation grandissante de malaise. La confiance qu’elle avait en ses propres pouvoirs l’effrayait. C’était une confiance enfantine, or les gens qu’elle avait en face d’elle n’étaient pas des enfants.
« Je t’avais juste dit de brancher une alarme, lui dit-il quand elle eut terminé.
— Un piège, c’était bien mieux. Et je suis pas sûre que j’aurais pu l’affronter comme je l’ai fait si je m’étais pas identifiée à Daenerys dans la saga du Trône de fer. Je crois que si, pourtant. Parce qu’elle a tué le p’tit gars du base-ball, et beaucoup d’autres. Et aussi parce que… » Pour la première fois, son sourire flancha un peu. Pendant qu’elle lui relatait son exploit, Dan avait vu l’Abra qu’elle serait à dix-huit ans. Mais là, il vit l’Abra qu’elle avait été à neuf ans.
« Parce que quoi… ?
— Elle est pas humaine. Ils sont pas humains, aucun d’entre eux. Peut-être qu’ils l’ont été un jour, mais ils le sont plus. » Elle redressa les épaules, rejeta ses cheveux en arrière. « Mais je suis plus forte. Elle le sait, en plus. »