(je croyais qu’elle t’avait repoussée)
Abra se renfrogna, vexée, se frotta la bouche, prit conscience de son geste, ramena sa main sur ses genoux et plaqua aussitôt son autre main dessus pour l’immobiliser. Ce geste avait quelque chose de familier pour Dan, et pourquoi pas ? Il avait déjà vu Abra le faire auparavant. Et pour l’heure, des interrogations plus importantes l’occupaient.
(la prochaine fois s’il y a une prochaine fois je serai prête)
C’était peut-être vrai. Mais s’il y avait une prochaine fois, la femme au chapeau aussi serait prête.
(je te demande seulement de faire très attention)
« Je te le promets. » Ces mots bien sûr étaient ceux que tous les enfants disent à leurs adultes tutélaires pour les rassurer, mais Dan se sentit mieux en les entendant. Un tout petit peu mieux. Et puis, il y avait Billy, là-bas, dans sa F-150 à la carrosserie rouge fané.
Une flamme dansait de nouveau dans les yeux d’Abra. « J’ai découvert plein de trucs. C’est pour ça que j’avais besoin de te voir.
— Quel genre de trucs ?
— Je ne sais pas où elle habite, je suis pas allée aussi loin, mais j’ai trouvé… Tu comprends, quand elle était dans ma tête, j’étais dans la sienne. Comme quand on fait un échange, tu vois ? C’était plein de tiroirs, comme dans la salle des fichiers de la plus grande bibliothèque du monde, mais peut-être que j’ai juste vu les choses comme ça parce qu’elle les voyait comme ça. Si elle avait regardé des écrans d’ordinateur dans ma tête, j’aurais peut-être vu des écrans d’ordinateur dans la sienne.
— Combien de ses tiroirs as-tu réussi à ouvrir ?
— Trois. Peut-être quatre. C’est la Tribu du Nœud Vrai, comme ils s’appellent entre eux. C’est des vieux, pour la plupart, mais c’est surtout des vampires. Ils cherchent des enfants comme moi. Et comme toi quand tu étais petit. Sauf que c’est pas leur sang qu’ils boivent. Ce qu’ils respirent, c’est la substance qui sort des enfants spéciaux quand ils meurent. » Elle frissonna de dégoût. « Plus ils les font souffrir, plus cette substance est puissante. Ils appellent ça la vapeur.
— Elle est rouge, n’est-ce pas ? Rouge ou rose foncé. »
Il en était sûr, mais Abra fronça les sourcils et le détrompa d’un signe de tête. « Non, elle est blanche. Elle forme un nuage blanc lumineux. Pas du tout rouge. Et, écoute-moi bien: ils peuvent la conserver ! Ce qu’ils n’aspirent pas, ils le mettent en bocaux, dans des genres de bouteilles thermos. Mais ils en ont jamais assez. Comme dans ce documentaire sur les requins que j’ai vu. Il paraît que les requins doivent se déplacer tout le temps parce qu’ils n’ont jamais assez à manger. Je crois que ces Nœuds Vrais sont comme ça. » Elle grimaça. « C’est des méchants, c’est sûr. »
De la brume blanche. Pas rouge, mais blanche. Ce devait pourtant être la même chose, quoique d’une qualité différente, que ce que la vieille infirmière de Tampa appelait le « suspir ». Parce qu’elle provenait de jeunes êtres humains vigoureux et non de vieillards mourant de quasiment tous les maux qui sont le legs de la chair ? Parce qu’ils étaient, comme les appelait Abra, des « enfants spéciaux » ? Les deux, certainement.
Abra approuva de la tête. « Oui, sûrement les deux.
— D’accord. Mais le plus important, c’est qu’ils savent que tu existes. Qu’elle le sait.
— Ils ont un peu peur que je parle d’eux à quelqu’un, mais pas tellement.
— Parce que tu n’es qu’une enfant et que personne ne croit les enfants.
— Vrai. » Abra souffla sur sa frange pour dégager son front. « Momo me croirait, mais elle va mourir. Elle va aller dans ton gros spitz, Dan. Heu… ton hospice. Tu l’aideras, hein ? Si tu n’es pas en Iowa ?
— Je ferai tout ce que je pourrai. Dis-moi, Abra… sont-ils à ta recherche ?
— Peut-être, mais s’ils me veulent, c’est pas pour ce que je sais, c’est pour ce que je suis. » Son bonheur s’était envolé, balayé par cette réalité. Elle se frotta de nouveau la bouche, et quand elle laissa retomber sa main, il vit ses lèvres s’écarter en un sourire mauvais. Cette fille a du caractère, pensa Dan. Encore quelque chose qui les rapprochait. Lui-même avait du caractère. Ça lui avait d’ailleurs attiré pas mal d’ennuis par le passé.
« Mais, elle, elle viendra pas. Cette salope. Elle sait que je la connais maintenant et que si elle s’approche trop près, je la sentirai. C’est comme si maintenant on était liées, elle et moi. Mais il y a les autres. Et ils n’hésiteront pas à s’en prendre à quiconque se mettra en travers de leur chemin pour les empêcher de m’avoir. »
Abra prit les mains de Dan dans les siennes et les serra fort. Le geste était risqué, mais il la laissa faire. En cet instant, elle avait besoin d’un contact physique avec quelqu’un de confiance.
« Nous devons les empêcher de faire du mal à mon père ou ma mère, ou à mes amis. Et de tuer d’autres enfants. »
Durant une seconde, Dan capta une image nette dans son esprit — non pas une image qu’elle lui avait envoyée mais une qui se trouvait là, présente au premier plan. C’était un assemblage de photos. Des portraits d’enfants, une vingtaine, sous le titre AVEZ-VOUS VU L’UN DE CES VISAGES ? Elle se demandait combien d’entre eux avaient été enlevés par le Nœud Vrai, assassinés pour leur dernier souffle psychique — l’obscène mets raffiné dont se repaissait cette clique — et abandonnés dans des tombes anonymes.
« Il faut que tu retrouves le gant de base-ball, Dan. Si je le tiens dans mes mains, je pourrai savoir où est Barry le Chinois. Je sais que je peux. Et là où il sera, il y aura tous les autres. Tu pourras au moins les dénoncer à la police si tu ne peux pas les tuer. Trouve le gant, Dan, je t’en prie.
— S’il est bien là où tu le dis, nous allons le trouver. Mais pendant mon absence, Abra, tu devras te montrer très prudente.
— Je serai prudente. Mais je pense pas qu’elle essaiera de revenir fouiner dans ma tête. » Le sourire d’Abra reparut et Dan y vit celui de la guerrière indomptable à laquelle elle s’identifiait parfois — cette Daenerys, ou autre. « Si elle essaie, elle le regrettera. »
Dan décida de ne pas relever. Ils n’étaient restés que trop longtemps assis ensemble sur ce banc. « J’ai branché mon propre système d’alarme pour toi. Si tu cherches dans mon esprit, j’imagine que tu pourras facilement le découvrir, mais je ne veux pas que tu le fasses. Si quelqu’un d’autre s’avise de venir prospecter dans ta tête — pas la femme au chapeau mais un autre —, ils ne pourront pas te voler ce que tu ne sais pas.
— Ah… D’accord. » Il la vit penser encore que si l’un d’eux essayait, il le regretterait, et son inquiétude augmenta.
« Un dernier mot… Si tu te trouves en mauvaise posture, hurle Billy de toutes tes forces. Compris ? »
(oui comme quand tu as appelé ton ami Dick au secours)
Dan sursauta un peu. Abra sourit. « J’ai pas espionné ; c’était juste là.
— D’accord. Dis-moi maintenant une dernière chose avant de partir.
— Quoi ?
— C’est vrai que tu as eu un A en biologie ? »
À huit heures moins le quart ce lundi soir, Rose reçut un appel sur son talkie-walkie. C’était Skunk. « Ramène-toi, lui dit-il. C’est maintenant. »