— Tu as vraiment vécu tout ça ? demanda John d’une toute petite voix.
— Oui, je l’ai vraiment vécu. » Dan sourit. « Tu penses pouvoir me croire ?
— Si nous trouvons le gant de base-ball là où Abra a dit qu’il serait, je serai forcé de croire beaucoup de choses. Pourquoi me l’avoir raconté ?
— Parce que, malgré ce que tu sais d’Abra, une partie de toi pense que nous sommes fous d’être ici. Et aussi, parce que tu mérites de savoir qu’il existe des… forces. Je les ai déjà rencontrées auparavant ; pas toi. Tout ce que tu as vu, c’est une petite fille capable de réaliser des tours dignes de séances de spiritisme, du genre suspendre des cuillères au plafond. Mais ce n’est pas un jeu de chasse au trésor pour petits garçons, John. Si ces Nœuds Vrais découvrent ce que nous avons entrepris, ils vont nous clouer à la cible à côté d’Abra Stone. Alors, si tu décidais de te retirer de l’affaire, je le comprendrais. Je tracerais le signe de la croix devant toi et je te dirais de suivre la voie de Dieu.
— Et tu continuerais seul. »
Dan le gratifia d’un sourire. « Ben… y a encore Billy.
— Billy a soixante-treize ans sonnés.
— Il te dirait que c’est un plus. Il répète tout le temps que l’avantage de vieillir, c’est de ne plus avoir peur de mourir jeune. »
John désigna un panneau. « On entre dans la commune de Freeman. » Il adressa un sourire crispé à Dan. « Je n’arrive pas à croire ce que je suis en train de faire. Et si cette usine d’éthanol a disparu ? Si elle a été démolie depuis que Google Earth l’a prise en photo et que le terrain est reconverti en champ de maïs ?
— Elle y est toujours », affirma Dan.
Elle y était: une enfilade de blocs de béton fuligineux sous des toits de tôle rouillée. Une cheminée tenait encore debout ; deux autres s’étaient effondrées et gisaient sur le sol tels des serpents terrassés. Les fenêtres avaient été fracassées et les murs étaient couverts de grossiers graffitis à la bombe qui auraient fait rire les graffeurs professionnels de n’importe quelle grande ville. Un chemin privé défoncé partait de la route goudronnée et se terminait dans un parc de stationnement parsemé de plants de maïs égarés. Le château d’eau qu’Abra avait vu était tout près, dressé contre l’horizon telle une machine de guerre martienne sortie d’un roman de H.G. Wells. FREEMAN, IOWA était peint sur sa paroi. Le hangar au toit effondré était là aussi.
« Satisfait ? » demanda Dan. Ils avaient ralenti et roulaient au pas. « Usine, château d’eau, hangar, panneau Entrée interdite. Tout y est, exactement comme elle l’a décrit. »
John désigna le portail rouillé au bout du chemin. « Et s’il y a un cadenas ? Je n’ai pas dû escalader une clôture grillagée depuis l’adolescence…
— Il n’y avait pas de cadenas quand ces tarés ont amené Brad Trevor ici, sinon Abra nous l’aurait dit.
— Tu es sûr de ça ? »
Une camionnette agricole arrivait dans l’autre sens. Dan accéléra un peu et leva la main en la croisant. Le type au volant — casquette John Deere verte, lunettes de soleil, salopette — les salua d’un signe, sans vraiment les regarder. Tant mieux.
« Je t’ai demandé…
— Je sais ce que tu m’as demandé, dit Dan. S’il y a un cadenas, on s’en occupera. On trouvera bien un moyen. Maintenant, on retourne prendre une chambre au motel. Je suis claqué. »
Pendant que John leur prenait deux chambres adjacentes au Holiday Inn — et réglait en espèces —, Dan trouva la quincaillerie True-Value Hardware d’Adair et y acheta une pelle, un râteau, deux sarcloirs, un déplantoir de jardin, deux paires de gants et un sac marin pour transporter le tout. Le seul outil dont il eût réellement besoin était la pelle, mais il lui semblait préférable d’acheter tout l’assortiment.
« Vous vous installez à Adair ? lui demanda le caissier en encaissant les articles.
— Non, juste de passage. Ma sœur habite Des Moines, et c’est une passionnée de jardin. Elle est déjà bien équipée, mais arriver avec un cadeau renforce toujours son sens de l’hospitalité.
— Entièrement d’accord avec vous, vieux frère. Elle vous remerciera vraiment pour ce petit sarcloir à manche court, c’est un outil drôlement pratique que la plupart des jardiniers amateurs ne pensent pas à acheter. Nous prenons les cartes Visa, MasterCard…
— Je vais garder le plastique au chaud, aujourd’hui, répondit Dan en sortant son portefeuille. Donnez-moi juste un reçu pour mon vieil oncle Fisc.
— Pas de problème. Et si vous me donnez vos nom et adresse, ou ceux de votre sœur, nous vous enverrons notre catalogue.
— Oh, ne vous fatiguez pas », répondit Dan. Et il déploya un éventail de billets de vingt sur le comptoir.
À onze heures du soir, un petit coup résonna à la porte de Dan. Il ouvrit pour laisser entrer John. Le pédiatre d’Abra était pâle et nerveux. « Tu as dormi ?
— Un peu, dit Dan. Et toi ?
— Couci-couça. Je suis nerveux comme un chat. Si un flic nous arrête, qu’est-ce qu’on dira ?
— Qu’on nous a parlé d’une super boîte de nuit à Freeman et qu’on a décidé d’y aller.
— Y a que du maïs à Freeman. À peu près dix millions d’hectares.
– Ça, on ne le sait pas, lui fit remarquer Dan tranquillement. On est juste de passage. Et puis, aucun flic ne va nous arrêter, John. Personne ne va même nous remarquer. Mais si tu veux rester ici…
— Non, j’ai pas traversé la moitié du pays pour rester assis dans une chambre de motel à regarder Jay Leno à la télé. Laisse-moi juste aller pisser. J’y suis déjà allé avant de quitter ma chambre mais j’ai encore besoin. Bon Dieu, qu’est-ce que je suis nerveux. »
Le trajet jusqu’à Freeman leur parut très long, mais une fois qu’ils furent sortis d’Adair, ils ne croisèrent aucune voiture. Les paysans se couchent tôt, et on était à l’écart des grandes routes.
Lorsqu’ils furent en vue de l’usine d’éthanol, Dan éteignit les phares, s’engagea sur le chemin privé et roula lentement jusqu’au portail. Les deux hommes descendirent. John lâcha un juron quand le plafonnier de la Ford s’alluma. « Merde, j’aurais dû le débrancher avant qu’on quitte le motel. Ou péter l’ampoule.
— Relax, lui dit Dan. Il n’y a personne d’autre que nous ici. » Pourtant, tandis qu’ils marchaient jusqu’au portail, son cœur cognait dans sa poitrine. Si Abra disait vrai, un jeune garçon avait été assassiné et enterré ici après avoir été horriblement torturé. Si jamais lieu avait été hanté…
D’abord poussant, puis tirant, John tenta d’ouvrir le portail. « Rien. Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? Escalader, je suppose. Je veux bien essayer, mais je suis sûr que je vais me ram…
— Attends. » Dan sortit une torche stylo de la poche de son blouson et braqua le faisceau de lumière sur le portail, éclairant d’abord un cadenas brisé, puis deux longueurs d’épais fil de fer torsadées dessus et dessous. Il retourna à la voiture, et ce fut son tour de grimacer quand la lumière du coffre s’alluma. On ne pouvait pas penser à tout. Il prit le sac marin, referma le coffre, et l’obscurité revint.
« Tiens, dit-il à John en lui tendant une paire de gants. Mets ça. » Dan enfila les siens et, ensemble, ils détortillèrent les deux morceaux de fil de fer qu’ils laissèrent suspendus au portail pour plus tard. « Très bien, on y va.
— J’ai encore envie de pisser.
— Oh, mec, retiens-toi. »