Elle n’avait aucun contre-argument à lui opposer, et elle n’essaya même pas… mais brusquement, la tête de Dan s’emplit de son chagrin et de sa frayeur. Des larmes gonflèrent à nouveau ses yeux et jaillirent sur ses joues.
Merde.
Merde, merde, merde.
Jeudi matin de bonne heure.
Déjà, les premiers lambeaux de l’aube striaient l’horizon. Faisant route vers l’est sur l’I-80, le Winnebago de Steve Vap’, avec Andi la Piquouse au volant, traversait l’ouest du Nebraska à une vitesse parfaitement légale de cent dix kilomètres heure. À Anniston, il était deux heures de plus. Dave Stone, en peignoir, se faisait son café du matin quand le téléphone sonna. C’était Lucy, appelant de l’appartement de Concetta, à Boston. Elle avait la voix d’une femme au bout du rouleau.
« Si les choses n’empirent pas — mais à mon avis, elles ne peuvent plus qu’empirer maintenant —, Momo devrait sortir de l’hôpital en début de semaine prochaine. J’ai parlé avec les deux médecins qui s’occupaient d’elle hier soir.
— Pourquoi tu ne m’as pas appelé, chérie ?
— Trop fatiguée. Et trop déprimée. Je me disais que je me sentirais mieux après une nuit de sommeil, mais j’ai mal dormi. Si tu savais, chéri, son appartement est tellement plein d’elle… Pas seulement de son travail, mais de sa vitalité… »
Sa voix se brisa. David attendit. Ils étaient ensemble depuis plus de quinze ans et quand Lucy était bouleversée, il savait qu’il valait mieux parfois attendre sans parler.
« Je ne sais pas ce qu’on va faire de tout ça… Rien que de regarder tous ses bouquins m’épuise. Elle en a des milliers sur les étagères et empilés dans son bureau. Et d’après le syndic, il y en a encore des milliers d’autres à la cave.
— On n’a pas besoin de décider tout de suite.
— Toujours d’après le syndic, il y aurait aussi une malle marquée Alessandra. C’était le vrai prénom de ma mère, mais elle se faisait appeler Sandra ou Sandy. J’ignorais totalement que Momo avait gardé ses affaires.
— Pour quelqu’un qui se lâchait en poésie, Chetta savait par ailleurs être une grosse cachottière. »
Lucy parut ne pas l’entendre et poursuivit du même ton morne, légèrement vindicatif et épuisé: « Tout est arrangé, sauf que s’ils la laissent partir dimanche, je vais devoir avancer la réservation de l’ambulance privée que j’ai commandée pour lundi. Ils m’ont dit que c’était possible. Heureusement qu’elle a une bonne assurance. Ça remonte à ses années d’enseignement à Tufts, tu savais ? La poésie ne lui a jamais rapporté un centime. De toute façon, on se demande bien qui voudrait encore dépenser un centime pour lire de la poésie dans ce foutu pays !
— Lucy…
— Elle aura une bonne chambre dans le bâtiment central de la Maison Rivington — une petite suite, en fait. J’ai fait la visite par internet. Oh, elle n’en profitera pas longtemps. J’ai sympathisé avec la surveillante de son service ici, et selon elle, Momo n’en a plus pour…
— Tchía, je t’aime, chérie. » Ces mots — avec le vieux diminutif qu’utilisait Concetta — finirent par l’arrêter. « De tout mon cœur et de toute mon âme, même s’ils ne sont pas italiens.
— Je sais, et j’en rends grâce au Ciel. C’est tellement dur ici, mais c’est bientôt fini. Je serai là lundi, au plus tard.
— Nous avons hâte de te revoir.
— Comment ça va, vous deux ?
— Bien. » David allait encore disposer d’une soixantaine de secondes pour y croire.
Il entendit Lucy bâiller. « Bon, je vais me recoucher une heure ou deux. Je crois que je pourrai dormir un peu maintenant.
— Oui, repose-toi. Moi, je vais aller réveiller Abs pour l’école. »
Ils se dirent au revoir et, quand Dave se retourna après avoir raccroché le téléphone mural de la cuisine, il vit qu’Abra était déjà réveillée. Encore en pyjama. Les cheveux en bataille, les yeux rouges et le teint blême. Pour la première fois depuis quatre ans au moins, elle serrait contre elle Pippo, son vieux lapin en peluche.
« Abba-Doo ? Chérie ? Tu es malade ? »
Oui. Non. Je sais pas. Mais toi tu vas l’être quand tu vas entendre ce que j’ai à te dire.
« Il faut que je te parle, papa. Et je ne veux pas aller à l’école aujourd’hui. Ni demain non plus. Et peut-être pas pendant un petit moment. » Elle hésita. « J’ai des ennuis. »
La première idée que cette phrase éveilla dans l’esprit de Dave était si affreuse qu’il la repoussa aussitôt, mais pas avant qu’Abra ne l’ait captée.
Elle esquissa un pâle sourire. « Mais non, je suis pas enceinte. »
Dave, qui s’avançait à sa rencontre, s’arrêta net au milieu de la cuisine, bouche bée. « Tu viens de me… tu as lu dans mes…
— Oui, papa. Je viens de lire dans tes pensées. Mais rien qu’à voir ta tête, n’importe qui aurait pu deviner. Et ça s’appelle de la clairvoyance, pas de la télépathie. Je sais encore faire la plupart des trucs qui vous faisaient si peur quand j’étais petite. Pas tous, mais encore pas mal. »
Dave parla très lentement: « Je sais que tu as encore des prémonitions, quelquefois.
— C’est beaucoup plus que ça, papa. J’ai un ami. Il s’appelle Dan. Il a été en Iowa avec Dr John…
— John Dalton ?
— Oui. Il…
— C’est qui, ce Dan ? Un patient de Dr John ?
— Non, c’est pas un enfant. C’est un adulte. » Elle prit son père par la main et le conduisit jusqu’à la table de la cuisine où ils s’assirent, Abra serrant toujours Pippo contre elle. « Mais quand il était petit, il était comme moi.
— Abs, je ne comprends rien à ce que tu me racontes.
— Il y a des gens méchants qui me cherchent, papa. » Tant que Dan et John n’étaient pas là pour l’aider à s’expliquer, elle savait qu’elle ne pouvait pas lui dire que ce n’étaient pas des gens, que c’était pire que des gens. « Ils pourraient me faire du mal.
— Mais enfin, qui pourrait chercher à te faire du mal ? Tout ça ne tient pas debout. Quant à ces trucs que tu faisais quand tu étais petite, si tu savais encore les faire, on s’en serait aper… »
Le tiroir des couverts s’ouvrit d’une secousse, se referma, se rouvrit. Abra n’était plus capable de soulever les cuillères, mais le tiroir suffit à capter l’attention de son père.
« Quand j’ai compris que ça vous inquiétait, maman et toi — que ça vous effrayait —, j’ai arrêté de le faire. Mais là, je peux plus vous le cacher. Et Dan m’a dit de le dire. »
Pressant son visage contre la fourrure râpée de Pippo, elle se mit à pleurer.
CHAPITRE 12
ILS APPELLENT ÇA LA VAPEUR
Dès qu’ils débouchèrent dans le terminal de Logan tard dans l’après-midi du jeudi, John alluma son téléphone portable. Il eut à peine le temps de voir qu’il avait plus d’une dizaine d’appels manqués que l’appareil sonnait dans sa main. Il consulta le numéro affiché.
« Stone ? interrogea Dan.
— Vu que j’ai une avalanche d’appels manqués du même numéro, je dirais que c’est lui.
— Ne réponds pas. Tu le rappelleras quand on sera sur l’autoroute pour lui dire qu’on devrait être là à… » Dan consulta sa montre, qu’il avait gardée à l’heure de l’Est. « Dix-huit heures. On lui racontera tout en arrivant. »
John rempocha son portable à contrecœur. « J’ai passé tout le vol du retour à prier pour ne pas être radié de l’ordre des médecins à cause de tout ça. Maintenant, j’espère juste que les flics ne vont pas nous tomber dessus dès qu’on freinera devant la maison des Stone. »