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— Ouais, ouais, bien sûr. »

Skunk reprit son magazine et alla direct à la bande dessinée de la dernière page, celle où le lecteur est censé écrire la légende. Cette semaine, c’était le dessin d’une vieille entrant dans un bar avec un ours enchaîné. Elle avait la bouche ouverte, donc la légende à trouver, c’était ce qu’elle disait. Skunk réfléchit intensément, puis écrivit: « Bon alors, c’est lequel d’entre vous qui m’a traité de conne, bande d’enculés ? »

Ouais, bof, on pouvait sûrement trouver mieux…

Le Winnebago poursuivait sa route dans le soir tombant. Dans l’habitacle, Teuch alluma le plafonnier. Sur l’une des banquettes, Barry le Noiche se retourna dans son sommeil en se grattant le poignet. Une tache rouge y avait fait son apparition.

4

Les trois hommes restèrent assis en silence pendant qu’Abra montait chercher quelque chose dans sa chambre. Dave pensa leur proposer un café — ils paraissaient fatigués et n’étaient pas rasés — puis décida qu’il ne leur offrirait même pas un cracker nature tant qu’il n’aurait pas eu le fin mot de l’histoire. Lucy et lui avaient déjà discuté de ce qu’il conviendrait de faire quand Abra, un jour prochain, dans un avenir pas si lointain, rentrerait à la maison en leur annonçant qu’un garçon lui avait demandé de sortir avec elle… mais là, il avait affaire à des hommes, des hommes, bon sang, et il semblait que celui qu’il ne connaissait pas voyait sa fille depuis déjà un certain temps. La voyait comment, d’abord ?

Avant qu’aucun d’entre eux ne se soit risqué à entamer une conversation qui aurait forcément été tendue — et peut-être acrimonieuse —, le tonnerre assourdi des tennis d’Abra retentit dans l’escalier. Elle entra dans la pièce en tendant un numéro de l’Anniston Shopper à son père. « Regarde la dernière page, papa. »

Dave retourna le journal et fit la grimace. « Qu’est-ce que c’est que ces traces marron ?

— Du marc de café. Je l’avais jeté à la poubelle, mais comme j’arrêtais pas d’y repenser, je suis allée le repêcher. J’arrêtais pas de penser à lui. » Elle désigna la photo de Bradley Trevor dans la rangée du bas « Et à ses parents. Et à ses frères et sœurs, s’il en a. » Ses yeux s’emplirent de larmes. « Il avait des taches de rousseur, papa. Il les détestait, mais sa mère lui disait que ça porte bonheur.

— Tu ne peux pas savoir ça, dit Dave sans la moindre conviction.

— Elle le sait, dit John. Et vous savez qu’elle sait. Allons, Dave, s’il vous plaît, coopérez. C’est de la plus haute importance.

— Je veux avoir des explications sur vos relations avec ma fille, dit Dave en se tournant vers Dan. Parlez-moi d’abord de ça. »

Dan reprit le récit du début. Comment il avait gribouillé le nom d’Abra dans son carnet de réunions des AA. Le premier « hello » à la craie sur le tableau. Sa claire perception de la présence d’Abra, le soir de la mort de Charlie Hayes. « Je lui ai demandé si elle était la petite fille qui m’écrivait parfois sur mon tableau. Elle ne m’a pas répondu avec des mots, mais il y a eu un petit arpège de piano. Un vieil air des Beatles, je crois. »

Dave regarda John. « Vous lui avez raconté ça ! »

John fit non de la tête.

Dan reprit: « Il y a deux ans, j’ai eu un nouveau message d’elle sur mon tableau me disant, “Ils sont en train de tuer le p’tit gars du base-ball.” Je ne savais pas ce que ça voulait dire, et je ne suis pas certain qu’Abra le savait très bien, sur le moment. Tout aurait pu en rester là, si ensuite elle n’avait pas vu ça. » Il désigna la page de l’Anniston Shopper avec tous les portraits de la taille d’un timbre-poste.

Abra lui raconta le reste.

Lorsqu’elle eut terminé, Dave dit: « Alors comme ça, vous avez pris l’avion pour l’Iowa sur les dires d’une gamine de treize ans ?

— Une gamine de treize ans très spéciale, précisa John. Dotée de talents très spéciaux.

— Nous pensions que tout cela était terminé. » Dave décocha un regard accusateur à Abra. « À part quelques rares petites prémonitions, nous pensions que ça lui était passé en grandissant.

— Je suis désolée, papa. » La voix d’Abra était à peine plus qu’un murmure.

« Je ne vois pas pourquoi elle devrait être désolée, dit Dan, espérant que la colère qu’il ressentait ne transparaissait pas dans sa voix. Elle a dissimulé son talent parce qu’elle savait que vous et votre femme souhaitiez qu’elle en soit débarrassée. Elle l’a dissimulé parce qu’elle vous aime et voulait être la fille loyale de ses parents.

— Elle vous a dit ça, je suppose ?

— Non, nous n’en avons jamais discuté, répondit Dan. Mais j’avais une mère que j’aimais tendrement, et parce que je l’aimais, j’ai fait la même chose. »

Abra lui décocha un regard de pure gratitude. Comme elle baissait de nouveau les yeux, elle lui envoya une pensée. Quelque chose qu’elle n’osait pas dire tout haut.

« Et aussi, elle ne voulait pas que ses amies le sachent. Elle pensait qu’elles ne l’aimeraient plus si elles l’apprenaient, qu’elles auraient peur d’elle. Elle ne se trompait sans doute pas.

— Ne perdons pas de vue la question majeure, dit John. Nous sommes allés en Iowa, en effet. Nous avons trouvé l’usine d’éthanol dans la ville de Freeman, à l’emplacement exact indiqué par Abra. Nous avons trouvé le corps de l’enfant. Et son gant. Il a écrit le nom de son joueur préféré sur la paume, mais son propre nom — Brad Trevor — est écrit sur la patte de boutonnage.

— Il a été assassiné. C’est ce que vous prétendez. Par une bande de nomades cinglés.

— Ils voyagent en camping-car et en autocaravanes Winnebago », dit Abra. Elle parlait d’une voix basse et rêveuse. Tout en parlant, elle regardait le gant de base-ball enveloppé dans la serviette-éponge. Elle en avait peur, mais elle voulait aussi le toucher. Son conflit émotionnel apparut si clairement à Dan qu’il sentit son estomac se nouer. « Ils ont des drôles de noms, comme des noms de pirates. »

D’un ton presque plaintif, Dave demanda: « Êtes-vous sûrs que ce gosse a été assassiné ?

— La femme au chapeau a léché son sang sur ses mains », dit Abra. Elle était restée assise sur les marches de l’escalier. Elle se leva et vint poser son visage contre la poitrine de son père. « Quand elle veut du sang, elle a une dent spéciale qui pousse. Tous les autres aussi.

— Ce garçon était vraiment comme toi ?

— Oui. » La voix d’Abra était étouffée, mais audible. « Il pouvait voir à travers sa main.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Qu’il pouvait savoir comment certains lancers allaient arriver, parce que sa main les voyait avant. Et quand sa mère perdait quelque chose, il mettait sa main devant ses yeux et il regardait à travers pour voir où se trouvait l’objet. Je crois. J’en suis pas tout à fait sûre, mais moi aussi, des fois, je me sers de ma main comme ça.

— Et c’est pour ça qu’ils l’ont tué ?

— J’en suis persuadé, dit Dan.

— Pour quoi faire ? Pour récolter une espèce de vitamine favorisant les perceptions extra-sensorielles ? Avez-vous conscience du ridicule de la chose ? »

Personne ne lui répondit.

« Et ils savent qu’Abra les a repérés ?

— Oui, ils le savent. » Elle leva la tête. Ses joues rougies étaient mouillées de larmes. « Ils ne savent pas comment je m’appelle ni où j’habite, mais ils savent que j’existe.

— Dans ce cas, nous devons prévenir la police, dit Dave. Ou… le FBI serait peut-être plus indiqué. Ils auront sûrement un peu de mal à nous croire, au début, mais si le corps est là où… »