— Oui. Teuch vient de revenir avec le jus de fruits pour Barry. Il a super mal à la gorge.
— Tiens, essaie ça, dit Teuch à Barry en dévissant le bouchon. C’est de la pomme. Tout frais de la vitrine réfrigérée. Ça va merveilleusement soulager ta gorge enflammée. »
Barry se souleva sur les coudes et avala quand Teuch inclina la petite bouteille en verre contre ses lèvres. Skunk trouva la scène difficile à regarder. Il avait vu des petits agneaux boire comme ça au biberon avec ce même air de faiblesse maladive qui semblait dire aidez-moi-j’y-arrive-pas-tout-seul.
« Est-ce que Barry peut parler, Skunk ? Si oui, passe-le-moi. »
Skunk écarta Teuch du coude et s’assit à côté de Barry. « Rose. Elle veut te parler. »
Il voulut tenir le téléphone contre l’oreille de Barry, mais le Noiche s’en saisit. Soit c’était le jus de fruits, soit l’aspirine que Teuch lui avait fait avaler qui lui avait redonné un peu de vigueur.
« Rose, croassa-t-il, désolé de tout ça, chérie. » Il écouta, hocha la tête. « Je sais. Je comprends. Je… » Il écouta encore. « Non, non, pas encore, mais… ouais. Je peux. Je vais faire ça. Ouais. Je t’aime aussi. Tiens, je te le repasse. » Il tendit le téléphone à Skunk, puis, vidé de ce regain de force passager, s’effondra de nouveau sur son tas d’oreillers.
« Je suis là, dit Skunk.
— Il a déjà commencé à cycler ? »
Skunk épia Barry à la dérobée. « Non.
— Dieu soit loué pour ses modestes bienfaits. Il me dit qu’il peut encore la localiser. J’espère que c’est vrai. S’il ne peut pas, vous devrez la trouver vous-mêmes. Il nous faut cette fille. »
Skunk savait qu’elle voulait la gamine — Julianne, Emma, plus probablement Abra — pour des raisons personnelles, et c’était suffisant pour lui, mais il y avait bien plus en jeu. Peut-être la survie durable des Vrais. Lors d’un entretien chuchoté à l’arrière du Winnebago, Teuch avait confié à Skunk que cette môme n’avait sans doute jamais eu la rougeole, mais que sa vapeur pourrait quand même les protéger à cause des vaccins avait dû lui faire quand elle était bébé. Ce n’était qu’une supposition, mais ça valait bougrement mieux que pas de supposition du tout.
« Skunk ? Parle-moi, mon poussin.
— On va la trouver. » Il jeta un coup d’œil en direction de l’as de l’informatique de la Tribu. « Jimmy a resserré le filet sur trois possibilités, toutes dans le rayon d’un même pâté de maisons. On a des photos.
– Ça, c’est excellent. » Elle se tut et, quand elle reprit la parole, elle avait la voix plus basse, plus chaude et, peut-être un poil chevrotante. Skunk détestait l’idée d’une Rose apeurée, pourtant, il pensait qu’elle l’était. Pas pour elle, mais pour le Nœud Vrai qu’elle avait le devoir de protéger. « Tu sais que je vous obligerais jamais à continuer avec Barry malade si je ne pensais pas que c’est absolument vital.
— Ouais, je sais.
— Chopez-la, endormez-la-moi comme il faut et ramenez-la. Compris ?
— Compris.
— S’il y en a d’autres qui tombent malades, et si tu penses qu’il vaut mieux affréter un jet pour la ramener…
— On le fera aussi, s’il le faut. » Mais Skunk redoutait cette éventualité. Tous ceux d’entre eux qui ne seraient pas malades en montant dans l’avion le seraient en arrivant: perte de l’équilibre, troubles auditifs pendant un mois ou plus, tremblements, vomissements… Et puis aussi, tout déplacement par avion laisse dans son sillage sa piste de paperasses. Pas très bon pour des passagers escortant une fillette kidnappée et droguée. Mais bon: quand le diable invite, faut y aller avec une longue cuillère.
« Il est temps que vous repreniez la route, dit Rose. Prends soin de mon Barry, Papa. Et des autres aussi.
— Tout le monde va bien, de ton côté ?
— Impec », dit Rose. Et elle raccrocha sans lui laisser le temps de poser plus de questions. C’était mieux comme ça. Parfois, pas besoin d’être télépathe pour savoir que quelqu’un ment. Même les pecnos le savaient.
Skunk jeta le téléphone sur la table et tapa énergiquement dans ses mains. « C’est bon, les gars, on fait le plein et on y va. Prochain arrêt, Sturbridge, Massachusetts. Teuch, tu restes avec Barry. Je conduis pendant six heures, ensuite, tu prends le relais, Jimmy.
— Je veux rentrer à la maison », dit Jimmy Zéro d’une voix morose. Il s’apprêtait à en dire plus, mais une main brûlante lui saisit le poignet et l’en empêcha.
« On a pas le choix », dit Barry. Ses yeux étincelaient de fièvre, mais ils étaient attentifs et lucides. À cet instant, Skunk se sentit très fier de lui. « Pas le choix du tout, Ordi-Boy. Alors, du nerf, pépère. Les Vrais avant tout. Toujours. »
Skunk s’installa au volant et tourna la clé de contact. « Jimmy, appela-t-il, viens t’asseoir une minute près de moi. Pour bavarder un peu. »
Jimmy Zéro vint se poser sur le siège du passager.
« Ces trois gamines, elles ont quel âge ? Tu le sais ?
— Oui, je le sais, ça et plein d’autres choses. Après avoir chopé leurs photos, j’ai piraté leurs dossiers scolaires. Tant qu’à remporter le banco, autant tenter le super-banco. Deane et Cross ont quatorze ans. La petite Stone a un an de moins. Elle a sauté une classe à l’école primaire.
– Ça, ça me semble un indice de vapeur, dit Skunk.
— Ouais.
— Et elles habitent toutes les trois dans le même quartier.
— Exact.
– Ça, ça me semble un indice de copinage. »
Les yeux de Jimmy étaient encore brouillés de larmes, mais la remarque le fit rire. « Ouais. Des filles, quoi. Elles doivent mettre toutes les trois le même rouge à lèvres et mouiller leur petite culotte pour les mêmes chanteurs. Où tu veux en venir ?
— Nulle part, dit Skunk. Juste pour savoir. L’information, c’est le pouvoir, comme on dit. »
Deux minutes plus tard, le Winnebago de Steve Vap’ rejoignait l’Interstate 90. Lorsque le compteur se fixa sur cent dix, Skunk enclencha le régulateur de vitesse et laissa rouler.
Dan esquissa les grandes lignes de son plan, puis attendit la réponse de Dave Stone. Pendant un long moment, celui-ci resta assis près de sa fille, tête baissée, mains jointes entre les genoux.
« Papa ? interrogea Abra. S’il te plaît, dis quelque chose. »
Dave leva la tête et dit: « Qui veut une bière ? »
Dan et John échangèrent un bref regard amusé, et déclinèrent.
« Ben moi, j’en veux une. Ce dont j’ai réellement envie, c’est d’un double scotch, mais je veux bien admettre sans que vous ayez à me le dire, messieurs, que me siffler un whisky ce soir pourrait ne pas être une très bonne idée.
— Je vais t’en chercher une, papa. »
Abra bondit vers la cuisine. Ils entendirent le claquement de la languette à l’ouverture de la canette, suivi du sifflement du gaz carbonique — deux sons qui ranimèrent chez Dan une foule de souvenirs, dont certains traîtreusement associés au bonheur. Abra revint avec une Coors et un verre Pilsner.
« Je peux te la verser, p’pa ?
— Fais-toi plais’. »
Avec une fascination silencieuse, Dan et John regardèrent Abra incliner le verre et, avec l’assurance et l’aisance d’un barman expérimenté, verser la bière doucement afin de maîtriser la formation de mousse. Elle tendit le verre à son père et posa la canette sur la table basse. Dave avala une longue gorgée, soupira, ferma les yeux, les rouvrit.
« Que c’est bon ! » dit-il.
Je te crois, pensa Dan. Et il vit qu’Abra le regardait. Son visage, d’habitude si ouvert, était impénétrable, et il fut momentanément incapable de lire ses pensées.