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— Non.

— Elle sait qu’on arrive ?

— Non. Arrête de poser des questions et laisse-moi te dire ce que je sais. Elle pense à Rose, c’est comme ça que je l’ai détectée, mais elle pense pas à elle par son nom. Elle l’appelle “la femme au chapeau avec la longue dent de devant”. La môme… » Barry se pencha sur sa droite et toussa dans un mouchoir mouillé. « La môme a peur d’elle.

— M’étonne pas, fit Skunk d’un ton froid. Autre chose ?

— Des sandwiches au jambon et des œufs durs. »

Skunk attendit.

« Je suis pas encore très sûr, mais je crois… qu’elle organise un pique-nique. Peut-être avec ses parents. Ils vont prendre un… train miniature ? » Barry fronça les sourcils.

« Quel train miniature ? Où ça ?

— J’sais pas. Rapproche-moi d’elle et je saurai. Je sais que j’saurai. » La main de Barry tourna dans celle de Skunk et ses ongles se plantèrent dans sa paume. « Elle pourra peut-être m’aider, Papa. Si je peux tenir le coup et que vous arrivez à la choper… et à la faire souffrir assez pour qu’elle lâche un peu de vapeur… alors peut-être que je…

— Peut-être », fit Skunk. Mais, baissant les yeux, il vit — l’espace d’une seconde, pas plus — les os de Barry à travers ses doigts crispés.

2

Abra fut extraordinairement silencieuse en classe ce vendredi-là. Bien qu’elle fût d’ordinaire une élève pleine de vivacité et plutôt bavarde, aucun prof ne trouva cela étrange. Son père avait appelé l’infirmière du collège le matin même pour lui demander de solliciter leur indulgence. Elle tenait à venir à l’école, mais ils avaient reçu la veille de très mauvaises nouvelles concernant son arrière-grand-mère. « Elle accuse le coup », avait expliqué Dave.

L’infirmière avait dit qu’elle comprenait et qu’elle ferait passer le message.

Ce que faisait en réalité Abra ce jour-là, c’était se concentrer pour être à deux endroits en même temps. C’était un peu comme se taper sur la tête tout en se frottant le ventre: dur au début et puis de moins en moins difficile à mesure qu’on pigeait le truc.

Une partie d’elle-même devait rester dans son corps physique et répondre aux questions occasionnelles posées par ses profs (comme elle levait toujours le doigt depuis le cours préparatoire, elle trouvait plutôt agaçant d’être sollicitée aujourd’hui alors qu’elle était sagement assise les mains croisées sur son bureau), bavarder avec ses copines aux récrés et pendant le déjeuner, demander à sa prof de sport si elle pouvait être dispensée de cours ce jour-là et aller plutôt à la bibliothèque. « J’ai mal au ventre », avait-elle dit ; c’était la formule des filles de troisième pour dire J’ai mes règles.

Elle fut également silencieuse chez Emma après l’école, mais ce n’était pas un gros problème car Emma, grande lectrice comme tous les autres membres de sa famille, était plongée dans la lecture de L’Embrasement de Suzanne Collins qu’elle relisait pour la troisième fois. Mr. Deane chercha bien un peu à lui faire la conversation à son retour du boulot mais, Abra lui répondant par monosyllabes et Mrs. Deane le rabrouant du regard, il battit vite en retraite et se plongea dans le dernier numéro de The Economist.

Abra eut vaguement conscience qu’Emma fermait son livre et lui demandait si elle voulait aller faire un tour dehors, mais elle était presque tout entière avec Dan: voyant par ses yeux, sentant ses mains et ses pieds sur les commandes de la petite locomotive du Helen Rivington, goûtant le sandwich au jambon qu’il mangeait et la limonade qu’il buvait. Et quand Dan parlait à David, c’était en fait Abra qui s’exprimait. Et que faisait Dr John pendant ce temps ? Il était assis à l’arrière du petit train, de telle sorte qu’il n’y avait pas de Dr John. Rien que Dave et Abra dans la cabine, un petit couple père-fille resserrant leurs liens après l’annonce de l’aggravation de l’état de santé de leur Momo, partageant un simple moment d’intimité.

De temps à autre, ses pensées se tournaient vers la femme au chapeau, celle qui avait fait du mal au p’tit gars du base-ball jusqu’à ce qu’il en meure et avait léché son sang sur ses mains de sa bouche avide et difforme. Abra ne pouvait s’empêcher d’y penser, mais elle ne croyait pas que cela la ferait repérer. Si Barry la touchait de son esprit, il ne serait pas vraiment étonné qu’elle ait peur de Rose, si ?

Son intuition lui disait qu’elle n’aurait pas pu berner le rabatteur du Nœud Vrai s’il avait été en bonne santé, mais Barry était extrêmement malade. Il ne savait même pas qu’elle connaissait le nom de Rose. Il ne s’était même pas demandé comment une gamine qui n’aurait l’âge de passer son permis qu’en 2015 pouvait conduire le train de Teenytown sur son circuit à travers bois à l’ouest de Frazier. Et s’il s’était posé la question, il aurait probablement conclu que ce train n’avait pas vraiment besoin d’un conducteur.

Parce qu’il croit que c’est un jouet.

« … Scrabble ?

— Hmmmh ? » Elle tourna les yeux vers Emma, sans très bien savoir où elles se trouvaient toutes les deux. Puis elle vit qu’elle avait un ballon de basket entre les mains. D’accord, elles étaient dans le jardin. Elles jouaient aux TIRS AU PANIER.

« Je t’ai demandé si tu voulais rentrer jouer au Scrabble avec ma mère et moi, parce qu’on s’emmerde royalement, là !

— C’est toi qui gagnes ?

— Pff ! Ouais, les trois parties. T’es dans quelle dimension, là ?

— Excuse, je suis inquiète pour ma Momo. Ouais, d’accord pour le Scrabble. » Super, en fait. Emma et sa mère étaient les joueuses de Scrabble les plus lentes de tout l’univers connu, et elles auraient poussé les hauts cris si on leur avait imposé de jouer avec un sablier. Ça laisserait plein de temps à Abra pour continuer à réduire au minimum sa présence ici. Barry était malade, mais pas mort, et s’il s’avisait qu’Abra était en train de pratiquer une sorte de ventriloquie télépathique, les conséquences risquaient d’être terribles. Il pourrait même repérer où elle se trouvait.

Plus pour très longtemps. Tiens encore un peu. Oh, pourvu que tout se passe bien.

Pendant qu’Emma débarrassait la table dans la salle de jeux du rez-de-chaussée et que Mrs. Deane installait le plateau de Scrabble, Abra s’excusa pour aller aux toilettes. Ce n’était pas qu’un prétexte, mais elle fit d’abord un détour par le salon pour jeter un coup d’œil par la fenêtre en encorbellement. La camionnette de Billy était garée de l’autre côté de la rue. Il vit les rideaux frissonner et leva bien haut les pouces pour qu’elle le voie. Abra leva aussi les siens. Puis la petite part d’elle qui était là se dirigea vers les toilettes tandis que le reste occupait toujours la cabine de la locomotive du Helen Rivington.

Nous allons manger notre pique-nique, ramasser nos déchets, admirer le soleil couchant, puis nous allons rentrer.

(manger notre pique-nique, ramasser nos déchets, admirer le soleil couchant, puis)

Quelque chose de désagréable et d’inattendu fit irruption dans ses pensées, suffisamment fort pour projeter sa tête en arrière. Un homme et deux femmes. L’homme avait un aigle tatoué dans le dos et les deux femmes avaient chacune un tatoo-pouf en bas des reins. Abra voyait leurs tatouages parce qu’ils étaient en train de faire des trucs sexuels au bord d’une piscine sur un fond sonore de stupide musique disco. Les femmes laissaient échapper tout un tas de gémissements faux comme c’est pas permis. Merde, sur quoi elle était tombée, là ?