Le spectacle que donnaient d’eux-mêmes ces gens lui fit un tel choc que le délicat exercice d’équilibre auquel elle se livrait fut anéanti. Pendant un bref instant, elle fut tout entière en un seul endroit, tout entière ici. Prudemment, elle regarda de nouveau et vit que les gens au bord de la piscine étaient tout flous. Pas réels. Presque comme des gens-fantômes. Et pourquoi ? Parce que Barry était déjà presque un fantôme lui-même et que ça ne l’intéressait pas de regarder des gens s’exciter au bord d’une…
Ils sont pas au bord d’une piscine, ils sont à la télé.
Barry le Noiche savait-il qu’elle le regardait regardant un film porno à la télé ? et les autres ? Abra n’en était pas très sûre, mais elle ne le pensait pas. Quoique… ils avaient envisagé cette hypothèse. Ils l’avaient même peut-être fait un peu exprès… Si elle était là, ils essayaient de la choquer pour qu’elle s’en aille, ou qu’elle se dévoile, ou les deux…
« Abra ? l’appela Emma. On est prêtes pour jouer ! »
Je suis déjà en train de jouer et c’est un jeu super plus important que ton Scrabble.
Elle devait retrouver son équilibre, et vite. Elle se fichait de cette histoire de film porno avec sa musique disco pourrie. Elle était dans le petit train. Elle conduisait le petit train. C’était son cadeau spécial. Elle s’amusait.
Nous allons manger, nous allons ramasser nos déchets, nous allons admirer le soleil couchant, et puis nous allons rentrer. J’ai peur de la femme au chapeau mais pas trop, parce que je ne suis pas à la maison, je suis en route pour Cloud Gap avec mon papa.
« Abra ! T’es tombée dans le trou ?
— J’arrive ! lança-t-elle. Je me lave les mains ! »
Je suis avec mon papa. Je suis avec mon papa, et c’est tout.
Abra se regarda dans la glace avant de sortir et se murmura: « Accroche-toi à cette pensée, bébé. »
Jimmy Zéro était au volant quand ils s’arrêtèrent sur l’aire de repos de Bretton Woods, plus très loin d’Anniston, la ville où habitait la petite merdeuse. Sauf qu’elle n’y était plus. D’après le Noiche, elle se trouvait dans une ville appelée Frazier, un peu plus au sud-est. En pique-nique avec son père. Histoire de se faire oublier. Grand bien que ça lui ferait.
La Piquouse inséra la première vidéo dans le lecteur DVD. Un truc intitulé Les Aventures de Kenny au bord de la piscine. « Si la môme regarde, ça fera son éducation », dit-elle. Et elle appuya sur PLAY.
Assis à côté de Barry, Teuch lui faisait avaler un peu de jus… quand il le pouvait. Car Barry avait commencé à cycler grave. Il se fichait pas mal du jus de fruits et encore plus du ménage à trois* au bord de la piscine. S’il regardait l’écran, c’était seulement parce qu’il obéissait aux ordres. Et chaque fois qu’il reprenait sa forme solide, il grognait plus fort.
« Skunk, dit-il. Papa, viens me voir. »
Skunk approcha aussitôt et poussa Teuch du coude.
« Penche-toi », chuchota Barry. Après une petite seconde d’hésitation, Skunk fit ce qu’il lui demandait.
Barry ouvrit la bouche, mais le cycle suivant démarra avant qu’il ait pu parler. Sa peau devint laiteuse, puis fine jusqu’à la transparence. À travers, Skunk vit ses dents serrées, ses orbites contenant ses yeux douloureux et — pire que tout — les jointures crénelées de son crâne. Il attendit, tenant dans la sienne une main qui n’était plus qu’un nid d’os. Et quelque part, à une distance très lointaine, cette musique disco à chier qui semblait tourner en boucle. Skunk pensa, Ils doivent être camés. On peut pas baiser sur une musique pareille à moins d’être camé.
Lentement, lentement, Barry le Noiche retrouva sa densité. Cette fois, son retour s’accompagna d’un hurlement et sa main se crispa violemment sur celle de Skunk. La sueur perlait à grosses gouttes sur son front. Ses pustules rouges luisaient tellement qu’elles ressemblaient à du sang.
Il s’humecta les lèvres et dit: « Écoute-moi. »
Skunk écouta.
Dan s’appliquait à vider son esprit pour laisser Abra l’emplir. Il avait conduit assez souvent le Riv jusqu’au terminus de Cloud Gap pour que ce soit devenu quasi automatique pour lui, et comme John était installé dans la voiture de queue avec les armes (deux pistolets automatiques et le fusil de chasse de Billy), il pouvait oublier sa présence. Loin des yeux, loin du cœur. Loin de l’esprit, en l’occurrence. Ou presque. Même dans le sommeil, on ne peut jamais complètement se perdre soi-même. Mais la présence d’Abra était assez imposante pour être vaguement inquiétante. Dan pensait que si elle restait encore longtemps dans sa tête et continuait d’émettre avec sa puissance singulière, il n’allait pas tarder à courir faire les boutiques pour dénicher les sandales dernier cri et les accessoires pour aller avec. Sans parler de craquer pour les mecs géniaux de ’Round Here.
Ce qui l’aidait, c’était qu’au dernier moment, elle avait insisté pour qu’il emporte Pippo, son lapin en peluche. « Ça me donnera quelque chose sur quoi me concentrer », avait-elle dit. Aucun d’eux ne se doutant que certain gentleman pas tout à fait humain dont le nom de pecno était Barry Smith aurait parfaitement compris ça. Il avait appris ce truc avec Grand-Pa Flop et s’en était servi bien des fois.
Ce qui l’aidait aussi, c’était que Dave Stone ne cessait de l’abreuver d’histoires de famille qu’Abra n’avait pour la plupart jamais entendues. Dan était toutefois convaincu que rien de tout ça n’aurait fonctionné si l’individu chargé de la localiser n’avait pas été malade.
« Les autres ne sont-ils pas capables de ce travail de localisation ? lui avait-il demandé.
— La femme au chapeau pourrait le faire, même depuis l’autre côté du pays, mais elle préfère rester en dehors de ça. » Encore ce sourire troublant, dévoilant la pointe de ses dents. Dans ces moments, on lui aurait donné beaucoup plus que son âge. « Rose a peur de moi. »
La présence d’Abra n’était pas constante dans la tête de Dan. De temps à autre, il la sentait s’en aller, lorsqu’elle partait chercher le contact — oh, très prudemment — de l’autre côté, avec celui qui avait eu la bêtise d’enfiler le gant de base-ball de Bradley Trevor. Elle disait qu’ils s’étaient arrêtés dans une ville appelée Starbridge (Dan était quasiment sûr qu’elle voulait dire Sturbridge) et que là ils avaient quitté l’autoroute pour continuer par des routes secondaires, guidés par l’écholocalisation des brillants clics ultrasoniques de sa conscience. Plus tard, ils avaient fait halte pour déjeuner dans un resto de bord de route, sans se presser, faisant durer la dernière partie du voyage. Ils savaient où elle se rendait à présent et avaient l’intention de la laisser y arriver, parce que Cloud Gap est un lieu isolé. Ils pensaient qu’elle leur facilitait la tâche, ce qui était parfait, mais c’était un travail délicat, une sorte de chirurgie télépathique au laser.
Il y avait eu un moment pénible où des images pornographiques avaient envahi le cerveau de Dan — une sorte de scène de sexe de groupe au bord d’une piscine — mais elles s’étaient effacées presque aussitôt. Il supposait qu’il avait eu fugitivement accès au subconscient d’Abra où — si l’on en croyait le Dr Freud — toutes sortes d’images primitives étaient tapies. C’est une supposition qu’il devrait regretter par la suite, sans pour autant se culpabiliser: il s’était fait un devoir de ne jamais mettre son nez dans les affaires les plus privées d’autrui.