Dan tenait le manche du Riv d’une seule main. L’autre était posée sur le lapin en peluche galeux assis sur ses genoux. Des bois denses, flambant déjà de formidables couleurs, filaient des deux côtés. Sur le siège à sa droite — le siège dit du chauffeur —, Dave ne cessait de jacasser, continuant de raconter des histoires de famille à sa fille et laissant au moins un cadavre sortir en dansant du placard.
« Quand ta mère a appelé hier matin, elle m’a dit qu’il y avait une malle marquée Alessandra rangée dans la cave de Momo. Tu sais qui est Alessandra, n’est-ce pas ?
— Grand-ma Sandy », répondit Dan. Ça alors, même sa voix rendait un son plus aigu. Plus jeune.
« C’est ça. Et je vais te dire quelque chose que peut-être tu ne sais pas, et si c’est le cas, ce n’est pas moi qui te l’ai raconté, d’accord ?
— Oui, papa. » Dan sentit ses lèvres se relever aux commissures tandis qu’à quelques kilomètres de là, Abra souriait en regardant son choix de jetons de Scrabble: S M A R I L A.
« Ta grand-ma Sandy a fait ses études à SUNY, l’université d’État de New York à Albany, et elle faisait son premier stage d’élève professeur dans un lycée du Vermont, ou du Massachusetts ou du New Hampshire, je ne sais plus, quand, au beau milieu de ses huit semaines de stage, elle a tout plaqué. Elle est restée quelque temps dans le coin, faisant sûrement des petits boulots à droite et à gauche pour survivre, serveuse, des choses comme ça, et en allant aussi à des tas de concerts et de soirées. Sandy était… »
(une sacrée fêtarde)
Du coup, Abra repensa aux trois obsédés sexuels près de la piscine, en train de se peloter et de s’enfiler au son d’une vieille musique disco à la noix. Beurck. Y avait des gens qui avaient vraiment une drôle de conception de ce que c’était que faire la fête.
« Abra ? » C’était Mrs. Deane. « C’est à toi de jouer, chérie. »
Si elle devait continuer ce tour de force encore longtemps, elle allait faire une crise de nerfs. Ç’aurait été tellement plus facile si elle était restée toute seule à la maison. Elle en avait suggéré l’idée à son père, mais il n’avait rien voulu entendre. Même avec Mr. Freeman devant la porte pour monter la garde.
Elle se servit d’un E sur le plateau pour faire le mot MARE.
« Merci beaucoup, Abba-Dooch, je voulais justement m’y mettre », dit Emma. Et elle se tourna vers le plateau qu’elle étudia, les yeux rétrécis, avec une concentration typique des contrôles de fin de trimestre qui allait durer au moins les cinq prochaines minutes. Peut-être même dix. Et puis elle pondrait un truc totalement minable, genre RAP ou PAR.
Abra retourna sur le Riv. Ce que racontait son père n’était pas sans intérêt, sauf qu’elle en savait largement plus là-dessus qu’il se l’imaginait.
(Abby ? Est-ce que tu)
« Abby ? Est-ce que tu m’écoutes ?
— Mais oui », affirma Dan. J’ai juste dû prendre un peu de temps pour poser mon mot. « C’est super intéressant.
— Momo vivait à Manhattan à l’époque, et quand Alessandra est venue la voir au mois de juin, elle était enceinte.
— Enceinte de maman ?
— Exact, Abba-Doo.
— Alors, maman est née hors mariage ? »
Surprise totale, peut-être un poil surjouée… Placé dans la situation insolite d’être à la fois partie prenante de la conversation et oreille indiscrète l’écoutant, Dan s’aperçut alors de quelque chose qu’il trouva touchant et délicieusement comique: Abra savait parfaitement que sa mère était une enfant illégitime. Lucy le lui avait raconté l’année précédente. Et ce que faisait Abra en ce moment précis, incroyable mais vrai, c’était protéger l’innocence de son père.
« Eh oui, chérie. Mais ce n’est pas un crime. Parfois, il arrive que les gens… je ne sais pas… soient un peu désorientés. Des branches un peu étranges poussent alors sur leur arbre généalogique, et il n’y a aucune raison pour que tu ne le saches pas.
— Et grand-ma Sandy est morte quelques mois après la naissance de maman, hein ? Dans un accident de voiture.
— Exact. Momo gardait Lucy pour l’après-midi, et elle a fini par l’élever complètement. C’est la raison pour laquelle elles sont si proches toutes les deux, et pourquoi le fait que Momo vieillisse et soit malade soit si dur pour ta mère.
— Qui était l’homme qui a mis grand-ma Sandy enceinte ? Est-ce qu’elle l’a dit ?
– Ça, c’est une question intéressante, répondit Dave. Mais si Alessandra l’a dit à Momo, Momo ne l’a dit à personne. » Il tendit le doigt devant lui, montrant un sentier dans les bois. « Regarde, ma chérie, on y est presque ! »
En effet, ils dépassaient un panneau indiquant AIRE DE PIQUE-NIQUE DE CLOUD GAP 3 KM.
La troupe de Skunk fit un bref arrêt à Anniston pour faire le plein, mais dans la partie basse de la ville, à deux kilomètres environ de Richland Court. Comme ils quittaient la ville — Andi la Piquouse avait pris le volant et un film intitulé Fraternités échangistes à l’université se dévidait dans le lecteur DVD —, Barry appela Jimmy Zéro à son chevet.
« Faudrait que vous accélériez un poil, les gars, dit Barry. Ils y sont presque. Un endroit qui s’appelle Cloud Gap. Je te l’avais dit ?
— Oui, oui, tu nous l’as dit. » Jimmy faillit tapoter la main de Barry, mais se retint de justesse.
« Ils vont déballer leur pique-nique aussitôt arrivés. C’est là qu’y faudrait que vous les chopiez, quand ils vont être assis pour manger.
— C’est ce qu’on va faire, promit Jimmy. Juste à temps pour lui faire cracher un peu de vapeur pour te requinquer. Rose verra aucun inconvénient à ça.
– Ça lui viendrait pas à l’idée, renchérit Barry, mais c’est trop tard pour moi. Par contre, ça l’est peut-être pas pour toi.
— Hein ?
— Regarde tes bras. »
Ce qu’il fit. Et sur la peau blanche et fine au creux des coudes, Jimmy vit les premiers signes de l’éruption. La mort rouge. Sa bouche s’assécha en voyant ça.
« Oh, Seigneur Jésus, voilà que ça me reprend », gémit Barry. Et soudain, ses vêtements s’aplatirent sur un corps qui n’était plus là. Jimmy le vit déglutir… puis sa gorge disparut.
« Bouge de là, dit Teuch. Laisse-moi la place.
— Ah ouais ? Et tu vas lui faire quoi ? Il est cuit. »
Jimmy passa à l’avant et se laissa choir sur le siège du passager que Skunk avait libéré. « Prends la route 14-A pour contourner Frazier, dit-il. C’est plus court que de passer par le centre. Tu vas tomber sur la route de la Saco River… »
La Piquouse tapota le GPS. « Tu me crois aveugle ou juste stupide ? J’ai tout programmé là-dedans. »
C’est à peine si Jimmy Zéro l’entendit. Tout ce qu’il savait, c’est qu’il ne pouvait pas mourir. Il était trop jeune pour mourir, surtout avec tous les progrès incroyables à l’horizon dans le champ de l’informatique. Et la pensée de cycler, la souffrance horrible à chaque fois qu’on revenait…
Non. Non. Pas question. Impossible.
La lumière de cette fin d’après-midi entrait en oblique par les grandes vitres avant du Winnebago. Un soleil d’automne magnifique. C’était la saison préférée de Jimmy et il avait l’intention d’être encore vivant, de voyager avec les Vrais, à l’automne suivant. Et au suivant. Et au suivant. Heureusement, il était avec la bonne équipe pour ça. Papa Skunk était courageux, malin et astucieux. Les Vrais avaient déjà subi des revers auparavant. Papa saurait les sortir d’affaire encore cette fois.