« Guette bien le panneau indiquant l’aire de pique-nique de Cloud Gap. Le rate pas. Barry dit qu’ils y sont presque.
— Jimmy, tu me soûles, dit la Piquouse. Va donc t’asseoir derrière. On y sera dans une heure, peut-être moins.
— Appuie sur le champignon », lui dit Jimmy Zéro.
Andi la Piquouse sourit, mais le fit.
Ils venaient de s’engager sur la route de la Saco River quand Barry le Noiche cycla à vide, ne laissant que ses habits derrière lui. Ils étaient encore tout chauds de la fièvre qui l’avait consumé.
(Barry est mort)
Il n’y avait aucune horreur dans cette pensée lorsqu’elle atteignit Dan. Pas de compassion non plus. Seulement de la satisfaction. Abra Stone pouvait bien ressembler à une jeune fille américaine ordinaire, plus jolie que certaines et plus brillante que beaucoup, mais sous la surface — et même pas très loin en dessous — il y avait une jeune femme viking dotée d’une âme féroce et assoiffée de sang. Dan trouvait dommage qu’elle n’ait pas de petits frères et sœurs. Elle les aurait protégés.
Dan laissa la vitesse du Riv tomber à son minimum lorsque le train émergea des bois denses et longea un vallon clôturé. En contrebas, la Saco River luisait comme de l’or liquide dans la lumière du couchant. Des deux côtés, descendant en pente abrupte jusqu’au bord de l’eau, les bois étaient embrasés d’orange, de rouge, de jaune et de pourpre. Au-dessus, semblant proches à les toucher, dérivaient de petits nuages duveteux.
Il s’arrêta au niveau du panneau GARE DE CLOUD GAP dans un soupir d’aérofreins, puis coupa le moteur diesel. Un instant, il ne sut que dire, mais Abra parla pour lui par sa bouche: « Merci de m’avoir laissée conduire, papa. Maintenant, déballons notre butin. » Dans la salle de jeux des Deane, Abra venait juste de former ce mot. « Heu, notre pique-nique, je veux dire.
— Je ne peux pas croire que tu aies encore faim après tout ce que tu as mangé dans le train, la taquina Dave.
— Je suis affamée, pourtant. T’es pas content que je sois pas anorexique ?
— Si. Très content. »
Du coin de l’œil, Dan vit John Dalton, tête baissée, traverser la clairière de l’aire de pique-nique, marchant silencieusement sur l’épais tapis d’aiguilles de pin. Il tenait un pistolet dans une main et le fusil de chasse de Billy Freeman dans l’autre. Des arbres entouraient un parking destiné aux visiteurs motorisés ; après un seul regard en arrière, John disparut sous les arbres. Pendant l’été, le petit parking et toutes les tables de pique-nique auraient été occupés. En ce jour de semaine de la fin septembre, à part eux, Cloud Gap était désert.
Dave interrogea Dan du regard. Dan hocha la tête. Le père d’Abra — agnostique par préférence mais catholique par alliance — traça en l’air le signe de la croix et suivit John dans les bois.
« Que c’est beau ici, papa », dit Dan. Sa passagère invisible parlait maintenant à Pippo, car il ne restait plus que Pippo à qui parler. Dan posa le lapin borgne, pelé et bosselé sur l’une des tables de pique-nique, puis retourna chercher le panier dans la première voiture. « C’est bon, papa, dit-il à la clairière vide. Je peux le porter. »
Dans la salle de jeux des Deane, Abra repoussa sa chaise et se leva. « Il faut encore que j’aille aux toilettes. J’ai mal au ventre. Et après, je crois que je vais rentrer chez moi. »
Emma leva les yeux au ciel, mais Mrs. Deane se montra compatissante: « Oh, ma chérie, tu as tes ragnagnas ?
— Oui, et elles sont vraiment douloureuses cette fois.
— Tu as tout ce qu’il te faut ?
— Oui, dans mon sac. Ça ira. Excusez-moi.
— C’est ça, dit Emma, profite que tu gagnes pour arrêter.
— Em-ma ! s’exclama sa mère.
— C’est pas grave, Mrs. Deane. Elle m’a battue aux tirs au panier. » Abra monta les escaliers, une main plaquée sur le ventre d’une façon qu’elle espérait assez convaincante. Elle jeta un nouveau regard par la fenêtre, vit la camionnette de Mr. Freeman mais ne prit pas la peine de lui faire signe. Une fois dans la salle de bains, elle ferma la porte à clé et s’assit sur l’abattant des W.-C. Quel soulagement de ne plus avoir à jongler avec toutes ces identités. Barry était mort ; Emma et sa mère étaient au rez-de-chaussée ; maintenant, il ne restait plus que l’Abra de la salle de bains et l’Abra de Cloud Gap. Elle ferma les yeux.
(Dan)
(je suis là)
(t’as plus besoin de faire croire que t’es moi)
Elle perçut son soulagement et sourit. Oncle Dan aussi s’était bien décarcassé, mais il n’était pas du genre poule mouillée.
Un petit coup hésitant à la porte. « Abra ? » C’était Emma. « Ça va ? Excuse-moi, j’ai pas été cool.
– Ça va, ça va. Mais je vais rentrer chez moi, prendre un Motrin et m’allonger.
— Je croyais que tu devais passer la nuit ici ?
— T’en fais pas pour moi.
— Mais ton père est pas parti ?
— Je verrouillerai bien toutes les portes jusqu’à son retour.
— Bon… tu veux que je te raccompagne ?
— Non, ça ira. »
Elle voulait être seule pour pouvoir acclamer Dan, son père et Dr John quand ils élimineraient ces choses. Parce qu’ils le feraient. Maintenant que Barry était mort, les autres étaient aveugles. Rien ne pouvait dérailler.
Pas un souffle de brise ne faisait bruire les feuilles d’automne craquantes et, une fois le moteur du Riv éteint, l’aire de pique-nique de Cloud Gap était très silencieuse. Il n’y avait que la conversation assourdie de la rivière en contrebas, le croassement d’un corbeau et le bruit d’un véhicule qui approchait. Eux. Ceux que la femme au chapeau avait envoyés. Rose. Dan souleva l’un des rabats du panier en osier, plongea la main à l’intérieur et la referma sur le Glock 22 que Billy lui avait procuré — par quel biais, Dan l’ignorait et s’en foutait. Ce dont il ne se foutait pas, c’était que le pistolet automatique pouvait tirer quinze coups sans avoir besoin d’être rechargé, et si quinze coups ne suffisaient pas, eh bien, dans ce cas, il serait dans une sacrée panade. Un souvenir fantôme de son père lui vint, Jack Torrance souriant de son charmant sourire de guingois et disant Si ça, ça marche pas, j’sais pas quoi t’dire. Dan regarda le vieux jouet en peluche d’Abra.
« T’es prêt, Pippo ? J’espère. Je nous espère prêts tous les deux. »
Billy Freeman était avachi derrière le volant de sa camionnette, ce qui ne l’empêcha pas de se redresser d’un bond lorsqu’il vit Abra sortir de chez les Deane. Son amie — Emma — resta sur le seuil. Les deux filles se dirent au revoir en se tapant les paumes des mains, d’abord à hauteur d’épaule, puis à hauteur du buste, et Abra s’en alla vers chez elle, de l’autre côté de la rue et quatre maisons plus bas. Ça, ça ne faisait pas partie du plan, et quand elle lui jeta un bref coup d’œil, il leva ses deux mains écartées: C’est quoi, ça ?
Abra lui sourit et leva les deux pouces: T’inquiète, tout roule. Ça, c’est ce qu’elle pensait, il le pigeait clairement, mais la voir toute seule dehors n’était pas pour le rassurer, même si les autres tarés se trouvaient à plus de trente kilomètres au sud. C’était un phénomène, cette gamine, et elle savait peut-être très bien ce qu’elle faisait, mais elle n’avait que treize ans.