— Chère petite Madame, nous avons déjà abusé de votre hospitalité… Nous devons partir maintenant.
Impénétrable et candide. Le petit œil noir luisait doucement dans l’ombre. Avec des grâces d’ours brun, Grelsky s’inclina :
— Auf Wiedersehen.
— Mais pas du tout. Vous allez rester. Il fait un temps épouvantable.
Elle appela :
— Krisantem.
Le Turc sembla traverser la cloison. Personne ne remarquait son attitude étrange pour un maître d’hôtel : la main droite posée sur l’estomac, à travers l’échancrure de la veste, comme s’il avait mal au ventre.
— Préparez une chambre pour M. et Mme Grelsky, ordonna Alexandra. Ils coucheront ici.
Ce n’est certainement pas un lit qu’il s’attendait à leur préparer, aux Grelsky.
Stéphane Grelsky, éperdu de reconnaissance, posa son verre et emprisonna la main d’Alexandra entre ses énormes pattes. Même Krisantem en avait la nausée. Il s’éclipsa pour aller préparer le lit, en se disant qu’il y a des blagues moins innocentes que les draps en portefeuille.
Satisfaite, Alexandra regagna la bibliothèque. Malko la suivit sous l’œil ironique de Stéphane Grelsky. Serge Goldman allait grimper aux rideaux en apprenant la bonne nouvelle…
— Liebe, annonça Stéphane Grelsky à sa femme, nos amis insistent pour que nous restions.
— Ach, comme c’est gentil.
L’œil bleu et candide n’avait pas cillé. 125 kilos d’impassibilité rassurante.
Toujours à côté de la plaque, Marisa s’étira sur son petit banc et dit : « Je tombe de sommeil ». Ses yeux plantés droit sur Malko disaient exactement le contraire.
Mais Malko ne reçut pas le message. Serge Goldman virait au vert, sur son canapé bleu. Il ouvrit la bouche, probablement pour hurler mais Malko était déjà près de lui. Dans sa hâte à lui servir à boire, il lui fit presque avaler le verre et le contenu. Puis il s’assit affectueusement près de lui. A tout prix, éviter le scandale. Pour une fois, les Grelsky vinrent à son aide. Avec un ensemble touchant ils se levèrent :
— Nous sommes un peu fatigués… Malko sauta sur l’occasion :
— Alexandra, veux-tu montrer les chambres. Il coula son regard de miel vers Marisa :
— Voulez-vous aller choisir votre chambre en même temps.
Elle en fut toute moite. Si elle avait pu vraiment choisir, elle aurait sauté directement sur ses genoux.
— Toto, reste là, intima-t-elle d’une voix aiguë. J’vais nous prendre quelque chose de chouette.
Elle frôla la jambe de Malko en passant. Toto n’était même plus concerné.
Il essayait de se confondre avec le canapé. Dès que les autres furent sortis, il explosa :
— Salaud, c’est un piège. Vous m’avez attiré ici. Ils vont me tuer, me tuer.
Sa voix montait tellement que Malko fut obligé de lui serrer un tout petit peu la carotide.
Goldman suffoqua, cracha, devint violet et se tut. Mais, dans son œil fixe, son accusation muette était encore plus pathétique. Malko le cajola, le raisonna, l’amadoua.
— Je vous promets, demain matin, de vous conduire moi-même à l’Ambassade américaine à Vienne.
Une lueur d’espoir fit frémir les oreilles de lapin.
— C’est vrai ? Et les autres ?
— Ils ne peuvent rien vous faire. Marisa sera avec vous. Je ne dormirai pas. Au premier cri, j’accours.
Le pauvre Goldman faisait pitié. Il secouait la tête sans répondre.
— Pourquoi ne vous débarrassez-vous pas de ce qui vous fait si peur ? proposa Malko.
Dans le cerveau en compote de Goldman, une idée surnageait : c’était dangereux de garder ses atouts. Mais ça l’était mille fois plus de s’en défaire.
— Si vous les tuez d’abord, gémit le producteur. J’ai trop peur. Ils finissent par tout savoir.
— Mais enfin, qu’est-ce que vous voulez faire ?
— Je ne sais pas. Je veux d’abord qu’ils partent. Vous ne les connaissez pas.
Il en avait les larmes aux yeux. Malko n’arrivait pas à croire qu’un petit bonhomme aussi insignifiant et froussard soit en possession d’un secret important. C’était de l’intox, tout ça. Il devait trimbaler un code vieux de dix ans, persuadé que c’était le secret du rayon de la mort…
— Allez vous coucher, fit-il. Comme ça vous ne reverrez pas les Grelsky. Demain quand vous vous réveillerez, ils seront partis.
— Ils sont dans l’escalier.
Malko se leva, le prit par le bras.
— Venez. Nous allons prendre l’escalier de derrière.
— Qu’est-ce que tu as ? murmura Alexandra. Tu es vexé ?
Elle était étendue à côté de Malko sur son grand lit à colonnes. Son chemisier, son pull-over et son soutien-gorge étaient en vrac sur une chaise. Les pointes de ses seins visaient le plafond peint d’un bleu profond. Mais elle n’avait pas eu à défendre son jodpur. Malko avait seulement ôté sa veste. Le pistolet extra-plat était glissé sous le matelas et il guettait le moindre craquement de la vieille bâtisse. Ce n’était pas l’ambiance idéale pour un flirt poussé.
Les Grelsky avaient une chambre sur le même palier, au bout du couloir. Ensuite, il y avait celle de Malko et celle de Krisantem. Celui-ci avait reçu l’ordre de laisser sa porte ouverte. Il commandait l’escalier montant au second où s’étaient retranchés Goldman et sa panthère rousse.
Malko les aurait bien mis dans l’aile ouest si le chauffage avait marché. Mais il faudrait qu’il travaille encore beaucoup pour la C.I.A. avant de la terminer.
Sa main gauche se crispa sur le sein d’Alexandra. Elle poussa un petit cri de plaisir.
Il venait d’entendre un craquement suspect dans le couloir. Krisantem en ronde ou l’ignoble Grelsky. Alexandra se coula contre lui et enfouit sa tête dans le creux de son épaule. Sa pudeur fut encore sauvée par le gong : un cri qui se répercuta sur les vieux murs et fit décoller Alexandra de vingt centimètres. C’était sans conteste un hurlement de femme.
— Le vieux salaud ! Il doit la… fit Alexandra, tremblante. Malko était déjà debout.
Il eut le temps de glisser un pistolet dans sa poche sans qu’Alexandra s’en aperçoive. Médusée, elle le vit foncer vers la porte.
Celle de Serge Goldman était ouverte, elle aussi. Craignant un piège, il saisit un gantelet d’acier, reste d’une armure, accroché au mur et le jeta dans la chambre.
Nouveau hurlement.
Malko entra, la chambre était vide à l’exception d’une boule recroquevillée au milieu du lit. Pris d’un affreux pressentiment, Malko s’approcha et tira les draps. Cette fois, le hurlement éclata sous son nez…
Marisa était recroquevillée en chien de fusil, avec pour toute protection une mini-chemise de nuit qui avait remonté jusqu’aux aisselles. Et comme de toute façon, elle était transparente… Elle avait un corps étrange : un buste fluet, des seins en poire, pas de hanches et des jambes un peu lourdes. Et des taches de rousseur partout. Malko n’eut pas le temps de l’admirer plus longtemps : Marisa l’attira comme une pieuvre et le fit basculer sur le lit contre elle.
— Protégez-moi, cria-t-elle hystériquement.
Elle avait des yeux immenses, comme si elle était droguée. Malko la secoua :
— Qu’est-ce qui se passe ? Où est Goldman ? Elle frissonna :
— Toto ? Je ne sais pas. Quand je me suis éveillée, j’étais seule. La porte était ouverte. Je me suis levée. La grosse bonne femme était dans le couloir. Elle m’a attrapée par le cou. Regardez les marques… C’est vrai : elle avait une longue traînée rouge autour du cou. C’était complet ! Goldman avait dû vouloir récupérer son porte-documents et les deux autres lui avaient tendu un piège. Ça allait finir par un massacre…