Malko remercia d’un signe de tête et fila vers la piste. Il aimait cet endroit. Les femmes étaient bien habillées, l’ambiance feutrée et il n’y avait que des gentlemen. Enfin, presque.
Le comte Alfred von Windcratz – Alfi pour tout le monde – penchait sa calvitie distinguée vers la chère tête blonde quand Malko posa légèrement la main sur son épaule. Il leva les yeux, interrompant sa phrase.
Comme tous les Viennois, il se fiait surtout à sa dialectique pour ses conquêtes. On assommait de compliments et de fadaises, après les victimes faisaient n’importe quoi pour échapper à ce déluge verbal.
— Malko ! Grüss Gott{Que Dieu te bénisse.}. Quelle bonne surprise. Je te croyais chez les sauvages, en Amérique.
— J’en arrive.
Alfi fit les présentations. Effectivement le décolleté de la jeune baronne était prestigieux.
— Tu es seul ? interrogea Alfi.
— Oui. Je cherche quelqu’un.
Un éclair s’alluma dans l’œil d’Alfi.
— Jolie ?
— Très laid et très gros. Il ne doit pas venir souvent ici. Mais tu connais tellement de monde…
Alfi représentait la dernière chance de Malko. Toute la journée, il avait sillonné Vienne dans tous les sens, sans trouver la moindre trace de Grelsky.
L’étincelle de joie s’éteignit instantanément dans l’œil d’Alfi. Il s’excusa auprès de sa cavalière et proposa :
— Je t’offre un verre au bar. Viens.
Ils ne parlèrent pas jusqu’au moment où ils choquèrent leur verre de vodka. Malko remarqua le regard las d’Alfi. Pour un authentique baron austro-hongrois, ce ne devait pas être drôle tous les jours de tenir une boîte de nuit, même chic.
Alfi était l’un des deux managers du Playboy. Les Russes avaient pris ce que sa mère n’avait pas perdu au jeu. A cause de son grand-père, mort sous les murs de Presbourg, on le recevait encore aux grands bals. Mais il aurait du mal à épouser une fille de son rang bien qu’un grand nombre de jeunes Viennoises bien nées aient été ravies de lui faire l’offrande de leur vertu. Ce sont des choses qui ne prêtent pas à conséquence avec un homme bien élevé qui ne le crie pas sur les toits. Alfi connaissait Malko de longue date. Ignorant ce qu’il faisait exactement, il se disait bien qu’il ne pouvait reconstruire son château sans miracle… Mais ce sont des questions que l’on n’aborde pas entre gens bien nés. Et lui non plus n’était pas blanc, blanc… Mais il connaissait son Vienne sur le bout des doigts. D’ailleurs, il n’était pas le seul Viennois de bonne famille à exercer un métier peu en rapport avec ses origines ; Hugo de Habsbourg travaillait chez un brasseur. Kurt von Wisberg vivotait entre la décoration et l’espionnage à la petite semaine…
— Tu connais un type qui s’appelle Stéphane Grelsky ? demanda Malko. Enorme. Sa femme est du même gabarit.
— Grelsky…
Alfi était plongé dans la contemplation de son verre. La Gräfin le frôla, entraînant un adolescent, échappé d’un jamboree scout. Comme s’il se parlait à lui-même, Alfi murmura :
— Il a un faible pour les petites filles, ton Grelsky, si c’est le même. Le mien vend des métaux rares. Une espèce de représentant.
— Tu sais où il habite ?
— Non. Mais si tu vas de ma part au Reisbar, on te le dira. C’est à côté, près de Neumarkt.
Malko n’eut pas le temps de remercier. Un groupe entrait, Alfi, sourire commercial de rigueur, se précipita. Une seconde, Malko eut pitié de lui. Il valait encore mieux être barbouze de luxe. Il retraversa la salle du bas, toujours aussi enfumée et plongea dans l’air glacé. Le Reisbar était à deux pas, dans une rue minuscule et étroite. C’était la vitrine d’un des meilleurs réseaux de call-girls de Vienne. Les guides touristiques ne devaient pas le mentionner. Un barman hâve sommeillait derrière le bar. Dans un coin, deux types mal habillés jouaient au yan{Jeu de dés japonais.}. Malko s’approcha du comptoir :
— Je suis un ami d’Alfi. Je cherche Stéphane Grelsky. Le barman prit l’air incomparablement rêveur.
— Il n’est pas là, fit-il d’une voix caverneuse. Pas venu ces jours-ci.
— Vous savez où le trouver ?
Il y eut un silence épais comme un brouillard autrichien. Puis une voix rauque fit derrière Malko :
— Si c’est un de vos amis, vous savez où le trouver, non ?
C’était d’une grande logique. Malko se retourna. L’un des joueurs de yan le contemplait, nettement méfiant. D’énormes sourcils noirs se rejoignaient sur l’arête de son nez, et un mégot pendait à ses lèvres. Une longue traînée de cendres maculait le revers de son veston. Il avait les doigts sales et une chemise douteuse, Malko sortit une liasse de billets et en détacha un de 100 schillings.
— J’ai perdu le numéro de téléphone de mon ami. Un sourire séraphique éclaira la face de l’autre.
— Ah ! ben, c’est différent ! Jacob, regarde sur le livre. On doit avoir le téléphone de M. Stéphane.
Malko frémit à l’idée qu’un jour cette voix avinée par le Tokay pourrait dire « Monsieur Malko… »
— On l’a, fit Jacob, coupant et incisif.
Ce n’était pas un expansif. Il se força pour dire :
— Vous savez que M. Stéphane, il aime pas être dérangé. Et puis, il est pas toujours là.
L’autre avait déjà empoché le billet. Il ajouta un petit tas de cendres au revers gauche, en hochant la tête.
— C’est vrai ça.
Malko ressortit la liasse de billets. Cela fit l’effet de l’eau de Lourdes sur un paralytique.
— Jacob, tu vas appeler M. Stéphane. C’est plus correct. Puis on lui passera Monsieur…
— Je lui parlerai, coupa Malko.
Jacob sortit un appareil de sous le comptoir. Malko ne le quittait pas des yeux. Le moment était délicat. Son cerveau enregistrait le bruit du cadran qui tournait. A sa longueur, il reconstituait le numéro, au fur et à mesure. Ça sert, la mémoire. Les yeux presque fermés, il « sentit » :
— 8… 3… Le préfixe du 13e arrondissement, le quartier des villas élégantes, assez loin de l’Innerstadt, vers l’ouest. Il reconstitua de même les quatre autres chiffres : 9532.
Ça sonnait. Cinq fois, six fois. Jacob remarqua :
— Il est pas là…
Il raccrocha, perplexe. Un second billet de 100 schillings avait changé de main. Le patron hocha la tête, affligé.
— Faudra repasser. On peut pas donner le numéro de M. Stéphane comme ça. Sans connaître.
Malko remercia poliment, sans insister et quitta le Reisbar. La partie de yan avait déjà recommencé.
La Jaguar était couverte d’une mince pellicule de neige et il retrouva l’odeur du cuir avec plaisir après le froid de la nuit. Il écrivit sur son carnet le numéro qu’il avait reconstitué mentalement. Son exercice avait été facilité par le fait que les cadrans autrichiens ne comportent pas de lettres, mais seulement des numéros. Il y avait très peu de chances pour que les Grelsky l’aient attendu. Ils devaient voguer du côté de Moscou en ce moment…
Il s’arrêta un peu plus loin près d’une cabine téléphonique dans Kärntnerstrasse. Pour un shilling il eut les renseignements qu’il cherchait. Le numéro correspondait à une adresse dans le treizième district, Hietzing : 28 Winzerstrasse, abonnement au nom de la société Dryam. De retour dans la voiture, il regarda le plan. C’était une petite rue qui coupait Hietzingerstrasse, dans les collines, surplombant la ville à l’ouest. Un quartier de villas cossues et tranquilles. Une seconde il regretta de ne pas avoir pris Krisantem avec lui. Mais pour le genre de dépistage auquel il s’était livré, c’était plus discret d’agir seul. Et Krisantem devait aussi s’occuper du château. Dix minutes plus tard, il arriva à Winzerstrasse. C’était déjà pratiquement la forêt de sapins. Il n’y avait que des pavillons espacés et sans lumière. Une couche épaisse de neige recouvrait la chaussée et la Jaguar se mit en travers de la route quand il accéléra pour grimper la côte.