Ferenczi continua comme pour lui-même.
— Il ne faut jamais se fier aux gens sans idéal.
Son ton était presque douloureux. Il transperça Malko de ses vifs yeux noirs :
— Il est à Vienne. Il reviendra ici. Il y a quelque chose dont il a absolument besoin. Vous le cherchez aussi, n’est-ce pas ?
Malko ne répondit même pas. Tous ses nerfs en éveil, il guettait l’occasion de sauter sur Ferenczi. Mais le pistolet du Hongrois ne bougeait pas.
— Il risque de vous tirer plus d’argent. Il pourra se payer un plus beau cercueil, c’est tout, conclut Ferenczi.
En repensant aux petits yeux méchants et rusés de Grelsky, Malko se dit qu’il n’était pas encore mort. Il voulut en savoir plus.
— Pourquoi supposez-vous que nous offririons tant d’argent ? demanda-t-il.
— Pourquoi ?
Il rit de bon cœur.
— Parce que vous ne pouvez pas faire autrement. C’est tout. Il fit un geste de son pistolet, débonnaire.
— Tout cela nous dépasse, vous et moi. Dommage que je n’aie pas surpris cette canaille un peu plus vite. Au fond, nous sommes presque alliés dans cette histoire…
Tranquillement, il remit son pistolet dans sa poche, sortit d’une autre poche un étui à cigarettes en or massif et le tendit à Malko.
— Cigarette ?
Brusquement le cerveau de ce dernier fut en alerte. Le ton de Ferenczi était trop détendu, trop amical.
Au lieu d’accepter, il plongea vers la porte. Au même instant, il y eut une légère explosion et quelque chose le frôla, puis s’enfonça dans le bois, une fléchette d’acier contenue dans une des cigarettes truquées de l’étui. Si Malko n’avait pas bougé, elle serait en ce moment enfoncée dans son cerveau. C’était astucieux de la part du Hongrois. Il pouvait tirer sur lui avec son pistolet, mais alors Malko était sur ses gardes. Même blessé à mort, il aurait pu riposter. C’est avec des précautions semblables qu’on vit longtemps.
Malko roula sur lui-même, sortant son pistolet et tira au jugé. On entendit à peine le « plof ». Puis il plongea à travers la porte restée entrouverte, et se reçut en roulé-boulé. Couvert de neige, il courut derrière la maison. Il ne pouvait plus voir le portail. Mais, au bout d’une minute, il entendit la voiture démarrer. Cela pouvait être une feinte, mais son coup ayant raté, Ferenczi ne devait pas avoir envie d’engager le combat. D’autant plus que dans ce quartier bourgeois, on devait tirer assez peu la nuit…
Le bruit du moteur s’éloigna. Malko revint vers le devant de la maison avec précaution et parvint au portail sans encombre. Son adversaire était un professionnel. Il avait voulu le supprimer par routine, profitant de l’heureux concours de circonstances. Mais comment était-il sûr qu’il appartenait à la C.I.A. ?
Malko regagna sa Jaguar et fit demi-tour vers Reinzingerstrasse. En route il croisa une Volkswagen de la police qui montait à toute vitesse vers Hiezing. Ferenczi était assez vicieux pour avoir téléphoné à la police qu’il y avait un homme armé rôdant dans une villa déserte. Il retourna immédiatement au Playboy. Sa montre indiquait deux heures moins le quart. La salle du bas était presque vide. Au premier, par contre, il y avait autant de monde. La Gräfin Thala von Wisberg était toujours au bar, remuant son Champagne avec un batteur en or. Malko abandonna son pardessus de cachemire plein de neige, brossa son impeccable costume d’alpaga et commanda une vodka à Tony, le barman. Puis, il se mit à la recherche d’Alfi.
Celui-ci dansait, sa petite baronne étroitement encastrée entre ses larges épaules. D’où il était, Malko voyait le lent balancement de ses hanches, collées à son cavalier. Comme les valses d’Offenbach étaient loin ! Alfi, incurable romantique, dansait les yeux baissés, mais il aperçut quand même Malko, et eut une mimique étonnée. Celui-ci lui fit signe qu’il était au bar et repartit l’attendre en sirotant sa vodka. Comme chaque fois qu’il venait d’échapper à un danger il avait une furieuse envie de faire l’amour. Quelque chose devait irradier de ses yeux dorés, car une très jolie brune avec une mini-robe argent et des bas assortis, assise seule à une table près du bar, croisa très haut les jambes et alluma nerveusement une cigarette, l’œil fixé sur le troisième bouton de sa veste. Alfi arriva et tua cette idylle naissante.
— Tu as juré de sauver la vertu de Cecilia, dit-il mi-figue mi-raisin. Mon renseignement n’était pas bon ?
— Si, si, dit Malko, mais j’ai encore besoin de toi.
— Tu as pourtant assez de succès.
— Ce n’est pas ça. Tu connais un Hongrois, très grand, très maigre, brun, une cicatrice sur le crâne qui lui fait comme une raie ? Alfi l’interrompit, l’air contrarié. D’un signe il appela Tony qui déposa devant lui un petit verre de schnaps. Il en but une gorgée et remarqua :
— Tu as des relations dangereuses… Moi qui te croyais tranquille au fond de ton Schloss…
— Pourquoi ?
Alfi fit tourner son verre entre ses doigts. Son regard était indéfinissable.
— Ce type… le Hongrois. Il s’appelle Janos Ferenczi. Il est venu ici plusieurs fois avec sa maîtresse, une grande fille brune, très belle, longs cheveux, mais l’air bizarre, du genre camée. Ils s’asseoient l’un en face de l’autre, restent une heure sans dire un mot, ne dansent jamais. Ils regardent.
— Mais qu’est-ce qu’il fabrique ? Alfi fit, la voix molle :
— Demande à la Stadtpolizei{Police d’Etat.}. Ils voudraient bien s’en débarrasser, mais il est persona grata : passeport diplomatique et tout. Intouchable.
— Qu’est-ce qu’il fait à Vienne ?
— Il se venge. Tu as remarqué sa cicatrice ? Tu sais comment il l’a attrapée ?
— Un règlement de comptes.
— Il a été fusillé. Tu te souviens de la révolte de Budapest, en 1956. Ferenczi était major des A.V.O., la police secrète hongroise. Il avait été formé en Russie et d’ailleurs personne n’est sûr qu’il soit vraiment Hongrois. Quand les révoltés ont tenu la ville, la première chose qu’ils ont faite fut de coller au mur tous les A.V.O. qu’ils trouvaient.
« Ferenczi a été un des derniers à être attrapé. Les Russes étaient en train de reprendre la ville. Il a quand même été fusillé devant l’immeuble de l’agence Reuter. Un vrai peloton avec six hommes. Mais ils n’ont pas eu le temps de lui donner le coup de grâce, les chars « Staline » arrivaient. Il avait quand même cinq balles dans le corps, dont deux dans les poumons. En plus, il resta là jusqu’au soir, caché sous les cadavres. Je crois que c’est le froid qui l’a sauvé. La fille qui est avec lui le retrouva et alerta les Russes. On l’a transporté à Moscou pour qu’il soit mieux soigné. Il a fait surface un an après, pour participer à la fin de la répression. Il paraît qu’il y avait tellement de gens qui sautaient par la fenêtre du quartier général des A.V.O. à cause de lui qu’on a dû mettre un filet. Il est arrivé à Vienne comme conseiller culturel de l’Ambassade hongroise en 1958. Et depuis il y a eu une dizaine de meurtres ou de disparitions parmi les réfugiés hongrois. Tous des types qui avaient trempé dans la révolte.
— Je vois, fit Malko. Donc il ne se cache absolument pas.
— Non, il habite dans Landstadt, un bel appartement. Mais n’y va pas la nuit, il doit être nerveux.
Charmante ville, Vienne ! Depuis 45, les barbouzes fleurissaient comme des orchidées dans une serre. Voir la quadruple occupation.
— Dis-moi, interrogea Malko, ce Stéphane Grelsky, il travaille pour qui ?
Alfi ricana :
— C’est le secret de polichinelle. Le cobalt.
— Quel cobalt ?
— Tu sais ce que c’est, non ? Métal stratégique. Les Russes et les Chinois se l’arrachent. Grelsky est un gros acheteur pour eux. Bien entendu, il le leur vend au prix fort, mais ils sont bien contents de l’avoir. C’est un bon copain de ton Ferenczi, d’ailleurs. Tu parles d’un conseiller culturel… En fait de culture, il se spécialise dans celle des chrysanthèmes.