Entre le cobalt et les rescapés de Budapest, Malko ne voyait pas le bout de l’histoire. Et qu’est-ce que Grelsky avait laissé chez lui, dont il eût absolument besoin, à part l’encombrant cadavre de Grete ? Malko ne voulait pas trop alarmer Alfi.
— Stéphane Grelsky n’est pas chez lui, dit-il. Tu ne sais pas où il pourrait être.
— Aucune idée. Essaie le salon de thé du Sacher, vers cinq heures. Il va s’empiffrer de gâteaux, avec son monstre de femme.
L’hôtel Sacher est célèbre dans le monde entier pour son gâteau au chocolat recouvert de gelée d’abricot, le « Sachertorte », dont la formule n’a pas varié depuis un siècle. Les non-amateurs disent qu’il est si dur qu’on n’a pas dû en fabriquer depuis la fin de l’Autriche-Hongrie !
La baronne von Wisberg revint de la piste de danse ruisselante de sex-appeal. Sa mini-robe du soir noire n’avait pas dû nécessiter plus de tissu qu’un maillot. Son sourire arracha Alfi de son tabouret.
— Cécilia va être folle de rage. Elle va croire que je suis pédé, glissat-il à Malko. J’espère que tu en sais assez.
— Tu es un puits de science, remercia Malko, ou un marécage, au choix.
Il s’inclina devant la baronne ; laissa 200 schillings à Tony et descendit, un peu inquiet. Il avait laissé son pistolet dans la poche de son pardessus. Mais la dame du vestiaire le lui rendit avec un bon sourire et sans commentaires.
Cinq minutes plus tard, il roulait sur la route de Presbourg, retournant chez lui. Stéphane Grelsky avait disparu, Serge Goldman était mort, la seule personne qui pouvait encore l’aider était Marisa, si elle savait quelque chose et il en doutait. Le point d’interrogation était : pourquoi Grelsky et Ferenczi s’étaient-ils brusquement opposés ? Le Polonais allait refaire surface certainement, puisque l’Est lui était barré.
Et pourquoi ne lui avait-on pas dit ce que contenait le porte-documents noir ? Cela expliquerait peut-être beaucoup de choses. Il lui fallut une heure et demie pour rentrer. Il n’y avait de lumière à aucune des fenêtres du château. Laissant la Jaguar dans la cour il entra et posa son manteau dans le hall.
Il était presque quatre heures du matin. Dans deux heures Ilse allait se lever pour commencer le ménage. Malko n’avait pas sommeil. Il entra dans la bibliothèque, alluma, mit sur l’électrophone un disque d’Albinoni et se versa un doigt de vodka.
Tout s’était passé si vite qu’il avait besoin de réfléchir. Dans cette histoire, chaque fois qu’il soulevait une pierre, il sortait un animal répugnant et dangereux. Janos Ferenczi n’était pas le plus mal. Il y eut un craquement dans l’escalier. Malko se maudit d’avoir laissé son pistolet dans son manteau.
La porte s’ouvrit et Krisantem parut, nu-pieds, enroulé dans une vieille tunique militaire, les yeux bouffis de sommeil.
— Je vous ai entendu rentrer, dit-il. Il y a eu un message pour vous.
— Oui ?
Le Turc prit son temps et annonça :
— Grelsky. Il a appelé à neuf heures ce soir. Rappellera demain matin.
— Qu’est-ce qu’il voulait ?
— Il n’a rien dit.
C’était le bouquet ! Et dire qu’il avait failli se faire liquider par Ferenczi en le recherchant !
Il hésita à appeler William Coby, puis décida d’attendre l’appel de Grelsky. De toute façon, il n’avait aucune chance de le retrouver.
— Allons nous coucher, dit-il à Krisantem.
Ils remontèrent ensemble. En passant devant la chambre du Turc, Malko aperçut une forme couchée.
— Mais…
Krisantem rougit jusqu’aux oreilles.
— C’est elle qui est venue. Elle avait peur de dormir seule. Alors, j’ai pensé…
Il avait fait plus que penser. Les draps en désordre révélaient le corps doré de Marisa, nue comme un ver.
8
Dès la première sonnerie du téléphone, Malko sauta de son lit. Enervé par l’attente, il ne dormait d’ailleurs que d’un œil. Il atteignit le téléphone de la bibliothèque en un temps record et décrocha.
— Allô, le Prince Malko ?
C’était bien la voix rocailleuse de Stéphane Grelsky.
— Oui.
A l’autre bout du fil, il y eut une sorte de soupir désespéré. Comme le souffle d’un animal en train de mourir. Puis le Polonais articula lentement :
— Je me trouverai dans trois heures en face du Restaurant Pataky dans Seilgasse. Venez seul. Dites à vos patrons que c’est moi qui ai la marchandise qu’ils veulent retrouver. Personne d’autre ne l’a vue. Je suis prêt à un échange. Ne faites pas de fantaisies. S’il m’arrivait quoi que ce soit, elle se retrouverait sur le bureau d’Alexandre Chélépine dans les vingt-quatre heures. Guten morgen.
Il avait raccroché.
Malko remonta s’habiller comme s’il y avait le feu. Le moment n’était plus à la réflexion. En un quart d’heure il était prêt. Il prit rapidement son petit déjeuner dans la bibliothèque. Cette histoire l’agaçait prodigieusement. Il sentait qu’on lui cachait quelque chose. Krisantem arriva silencieusement comme d’habitude. Malko le mit au courant du rendez-vous, au cas où…
— Ne bougez pas d’ici, dit-il. J’aurai peut-être besoin de vous. Et si vous apercevez Janos Ferenczi, tirez à vue. L’O.N.U. vous donnera une prime.
Avant de partir, il alla réveiller Marisa. Elle était toujours dans le lit du Turc. En voyant Malko, elle ouvrit de grands yeux pleins de panique.
— Ne craignez rien, dit Malko. Je vous laisse sous la garde de Krisantem. Mais je voudrais savoir une chose : avant de venir ici, connaissiez-vous Stéphane Grelsky ou sa femme ? Elle secoua la tête.
— Jamais vus.
— Saviez-vous ce que Serge Goldman transportait dans sa serviette ?
— Quelle serviette ?
— Bon. Ce serait trop long à vous expliquer.
Un peu rassurée, la rousse esquissa un sourire. Malko la mettait en confiance.
Il lui baisa la main et s’esquiva : la Jaguar chauffait dans la cour. Cinq minutes plus tard, il roulait sur la route de Vienne. Le froid était toujours aussi vif et la route s’allongeait entre deux talus de neige, comme une piste de bobsleigh.
Apparemment, on trahissait beaucoup dans cette histoire : Goldman, Grelsky. Et Malko ne connaissait qu’une raison pour que ce genre d’homme prenne des risques : la perspective de gagner beaucoup, beaucoup d’argent.
Il arriva à Vienne une heure plus tard et se rendit directement à l’Ambassade. William Coby n’était pas arrivé. Sa secrétaire installa Malko dans la salle des télétypes. Immédiatement, il établit la liaison avec Washington. Il voulait parler à David Wise. Cela prit vingt minutes environ. Un téléphone sonna : c’était le directeur adjoint de la Division des Plans mal réveillé. Grâce au système codeur-décodeur, ils pouvaient parler en toute tranquillité. David Wise était chez lui, car il était trois heures du matin à Washington. Malko résuma la situation, parla de son rendez-vous avec le Polonais. L’autre écoutait sans faire de commentaires. Malko suggéra :
— Ce serait peut-être intéressant de prendre Stéphane Grelsky avec nous ? Il sait beaucoup de choses sur les organisations communistes en Europe.
A sa grande surprise, David Wise ne montra pas un enthousiasme débordant. Pourtant on avait souvent dépensé des trésors d’ingéniosité et des monceaux de dollars pour récupérer des traîtres bien plus minables.
— Nous verrons plus tard. Pour l’instant, il faut reprendre ce qu’il a.