— Vous me préviendrez du prochain rendez-vous, dit von Hasel d’une voix trop douce de demi-pédéraste. Avant, je ne peux rien faire. En cherchant ce Grelsky, je risque de mettre Ferenczi sur sa trace. Je crois qu’il est assez grand pour se défendre. De toute façon, on doit me transmettre des ordres directement.
Il eut un drôle de regard pour Malko :
— Au revoir et à bientôt. Vous avez mon téléphone. Vous pouvez toujours me joindre, il est dans ma voiture.
Dès qu’il fut sorti du bureau, Malko alla dans la salle des télétypes et rédigea un message pour David Wise. Pourvu qu’il puisse se procurer de l’insuline synthétique. Cela ne devait pas courir les rues. Il refusa une molle invitation à déjeuner de William Coby et quitta l’Ambassade. Le ciel s’était dégagé et un beau soleil commençait à faire fondre la neige. En longeant les gigantesques statues noires du Ring, l’avenue circulaire qui entoure le centre de la ville, Malko eut brusquement envie de se laver le cerveau. Il tourna devant le Burgtheater et gara sa voiture le long du jardin public et partit à pied. Le café Havelka où il allait était dans une petite rue, près du Théâtre. C’était un des endroits qu’il préférait à Vienne, peut-être le seul qui avait gardé le charme un peu désuet de la capitale de la musique et de la nonchalance.
Tenu par un vieux couple qui semblait immuable, le Café Havelka était le rendez-vous des étudiants de l’Université voisine, des intellectuels et de beaucoup de jolies filles, cover-girls ou étudiantes. Les murs étaient en boiseries brunes, aussi vieilles que les propriétaires et le bois des banquettes poli par des millions de frottements. Malko poussa la porte et chercha une place. La patronne inclina aimablement son chignon. Ici on saluait même les inconnus, on faisait crédit à tout le monde. On pouvait rester toute la journée devant un thé sans que le garçon vienne vous relancer.
Malko réussit à se glisser entre deux barbus en train de refaire le monde et une fille qui avait une tête de Japonaise, des bottes blanches et une robe de même couleur qui aurait donné un infarctus à l’archevêque de Canterbury. En dépit de jambes que n’aurait pas reniées Jazy, elle était assez attirante. Quand Malko s’assit, elle lui jeta un coup d’œil en coin, faussement indifférent. Il commanda un schnaps pour se réchauffer.
Elle n’était pas parfumée mais exhalait une senteur saine et fraîche. Pas plus de vingt ans. Malko saisit son regard en coin et sentit qu’elle n’était pas indifférente à ses yeux dorés. Cela lui donna le cafard. Il aurait voulu l’emmener déjeuner au Lindtmayer, le restaurant de poissons au bord du Danube, oublier tous ces gens qui s’entretuaient. Si elle avait su sa véritable occupation, elle se serait enfuie en hurlant… Brusquement, il se sentit idiot au milieu de ces jeunes sans vrais problèmes, simplement préoccupés de trouver un partenaire pour faire l’amour le soir. Il pensa à Marisa. Qu’allait-il en faire ? Il ne pouvait pas la garder indéfiniment.
Il resta une demi-heure à regarder entrer et sortir les gens. A côté de lui, la fille n’avait pas bougé. Peut-être n’attendait-elle personne. Malko maudit son brusque accès de timidité. Il se jura que si, à 1 heure, personne n’était venu la chercher, il lui parlerait. A 1h moins dix, elle se leva et prit son sac. Debout elle était nettement mieux avec une poitrine haute, des reins cambrés, une taille élancée.
Instinctivement, Malko se leva aussi, laissant un billet de dix schillings sur la table. A côté de lui, un des barbus ricana :
— Schöne Pulzl !{Belle pépée.}
Malko et la fille se heurtèrent presque en sortant. Elle se retourna et le regarda droit dans les yeux. Malko sourit et dit :
— J’ai été idiot, nous aurions pu bavarder à l’intérieur. Elle haussa les épaules et dit en mauvais allemand.
— Ici, il fait froid.
— J’ai une voiture. Allons déjeuner au « Czardas Furstin ». Elle ouvrit de grands yeux.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Vous n’êtes pas de Vienne ?
— Non. De Stockholm.
De Stockholm ! Il aurait plutôt cherché entre Bangkok et Hong-Kong.
— Bien, continua-t-il, c’est un très bon restaurant, je vous emmène, si vous voulez.
Il la prit par le bras et l’entraîna. Elle siffla en voyant la grosse Jaguar.
— Vous êtes riche, dites donc.
Malko fit le tour et lui ouvrit la portière. Elle s’assit en croisant les jambes encore plus haut que chez Havelka. Heureusement qu’elle portait un collant…
Dès qu’il fut sorti de ses manœuvres, Malko posa doucement une main sur sa cuisse. Pour voir. Elle regardait droit devant elle et décroisa doucement les jambes.
— Comment vous appelez-vous ? demanda-t-il.
— Vivelka…
Le reste était imprononçable. Il n’y avait que des consonnes. Il avait brutalement envie de cette fille dont il savait tout juste le nom, mais qu’il sentait si consentante.
Il arrivait au croisement du Ring. Pour rejoindre le Danube, il fallait prendre à droite, par le pont Kaizer Friedrich. Il mit son clignotant et jeta un coup d’œil dans le rétroviseur.
La voiture noire qui le suivait n’eut pas le temps de se dissimuler derrière une autre. Au volant, il reconnut le front dégarni de Janos Ferenczi. Un autre homme était assis à côté de lui. Une rage noire envahit Malko. C’était foutu. Instinctivement sa main serra la cuisse de la fille. Timidement, elle posa la sienne sur le genou de Malko, prenant son geste pour une invite.
Malko tourna à droite. L’autre voiture suivit. Le visage de Ferenczi était nettement reconnaissable à travers le pare-brise.
— Où allons-nous ? demanda Vivelka.
Sans répondre, Malko ralentit et rangea la voiture le long du trottoir, près d’un arrêt de tram où attendaient déjà plusieurs personnes.
— Nulle part, dit Malko. Vous descendez là.
— Pourquoi ?
Elle était stupéfaite. Il soupira.
— Je ne peux pas vous expliquer. Descendez et attendez un tram. Restez avec des gens. Et ne m’en veuillez pas.
Elle ne comprenait pas. Tournant son étrange visage asiatique vers Malko elle proposa d’une voix égale :
— N’allons pas déjeuner tout de suite…
Elle avait déjà eu le temps de prendre les habitudes des Viennoises. Elles ont horreur de faire l’amour après avoir mangé. La voiture de Ferenczi s’était arrêtée derrière la Jaguar. Aucun des deux hommes n’avait bougé. Malko se pencha et ouvrit la portière.
— Peut-être à un de ces jours, chez Havelka.
Il l’enveloppa d’un regard destiné à lui faire comprendre qu’elle n’avait rien fait pour mériter cette disgrâce. Puis il détourna les yeux. Il n’avait pas le droit de mettre cette fille en danger de mort pour le plaisir de coucher avec elle.
— Faites attention, répéta Malko. Restez à l’arrêt du tram, même si ce n’est pas votre direction. Et si quelqu’un vous approche, criez.
— Qui êtes-vous ? murmura-t-elle.
Elle avait déjà les jambes hors de la voiture. Il ne sut jamais si elle l’avait fait exprès, mais sa robe se releva jusqu’en haut de ses cuisses et elle ne fit rien pour les cacher. L’instant d’après, elle était dehors. Elle ferma la portière sans la claquer. Malko suivit sa silhouette blanche. Elle se retourna et esquissa un sourire. Résignée, elle prit la file à l’arrêt du tram. Heureusement que ce n’était pas une Méditerranéenne. Ça ce serait terminé dans les cris et les coups de griffes. Malko hésita. Si Ferenczi se montrait aussi ouvertement, c’est qu’il cherchait le contact. Donc, il n’avait pas encore trouvé Grelsky. A quoi bon accepter le contact ? Le Hongrois était dangereux et ne lui apprendrait rien.