Puis elle s’endormit sur l’épaule de Malko, le bras en travers de son ventre. Sa peau de rousse, très lisse, parsemée de taches de rousseur, exhalait une légère odeur d’amande. Elle parla et bougea ensuite. Lui eut du mal à trouver le sommeil. Si Marisa avait été moins jolie, elle serait une mère de famille bien tranquille et mariée à un ingénieur d’Atlantic City.
Malko finit par fermer les yeux à près de trois heures du matin. Marisa dormait sur le ventre. Il rêva à Alexandra et à ses longs cheveux blonds. Ce qui était bien injuste.
La Neuwaldegger Strasse était glissante comme une patinoire. En plus cela montait. Depuis deux cents mètres il n’y avait plus que des maisons clairsemées, c’était la sortie de Vienne. Malko arriva à la courbe de Dornbach. Le chemin de Schwarzenberg Schloss prenait là, repérable à un gros transformateur. En face de l’embranchement, il y avait un pavillon sans lumière. Malko le dépassa et revint en arrière jusqu’au chemin. Il s’y gara, le capot dépassant légèrement sur la route, surveillant ainsi les trois directions. La nuit n’était pas complètement tombée. Les trams ne montaient pas jusque-là, mais toutes les dix minutes un autobus lourdement chargé passait, venant de la ville. Malko laissa tourner le moteur de la Jaguar pour conserver le chauffage. Il faisait moins dix dehors.
Six heures et quart et Grelsky n’était pas là. Sale truc. Un vilain pressentiment tourmentait Malko. Machinalement il vérifia que le paquet était toujours sur la banquette arrière.
Une voiture apparut en haut de la longue ligne droite qui montait au terrain de sports. Les phares blancs descendirent vers Malko. C’était une vieille Ford Taunus conduite par un pépère en casquette. Malko regarda sa montre : 6 h 20. Il était arrivé quelque chose à Stéphane Grelsky. Ce rendez-vous était trop important pour qu’il risque de le manquer.
Un autobus passa devant la Jaguar, laissant une traînée de gas-oil qui salissait la neige. Il montait péniblement la côte. Soudain, une voiture le croisa, venant vers Malko. C’était une Mercédès grise. Elle zigzaguait un peu et roulait très lentement. Quand elle ne fut plus qu’à cinquante mètres, Malko reconnut le numéro du Polonais. La Mercédès coupa la route et freina trop brusquement, se mettant en travers. Malko vit le visage crispé de Grelsky à travers le pare-brise. Il donna un violent coup de volant et gara la Mercédès derrière la Jaguar. Malko regarda si aucune voiture ne suivait. Mais à l’exception de l’autobus, il n’y avait rien en vue.
Il sortit les mains enfoncées dans les poches de son pardessus de cachemire bleu.
Le Polonais était affalé sur son siège, le front sur le volant. Pour la première fois, Malko remarqua les mèches grises qui parsemaient sa tignasse noire. Quand la portière s’ouvrit il leva la tête. Ses petits yeux vifs étaient injectés de sang et son visage crayeux. Malko s’assit sur la banquette à côté de lui.
— Vous êtes blessé ? Le Polonais grogna.
— Ferenczi. Ils m’ont retrouvé. Idiots.
Il se rejeta en arrière et grogna plus fort. D’un geste furieux, il ouvrit son pardessus et sa veste. La chemise n’était qu’une plaque de sang. Grelsky envoya ses gros doigts et se gratta furieusement.
— J’ai mal, gémit-il. Un trou comme une soucoupe dans le poumon. Vous avez mon insuline ?
— Pourquoi ont-ils tenté de vous tuer ? Ce n’est pas leur intérêt.
Il grogna et cracha du sang, à ses pieds.
— Ach ! Une erreur. Le petit con a eu peur de Taky. Il a tiré.
— Où est-il ?
— Là derrière. Je ne pouvais pas le laisser à ceux qui m’hébergeaient. Ils ne sont pas équipés.
— Et Taky ? demanda Malko, presque malgré lui.
— Il est là aussi. Il n’était pas mort, alors je l’ai emmené. Il n’a même pas aboyé. C’était un chien formidable.
Soudain, sa voix se cassa et son front se couvrit de sueur. Sa bouche s’ouvrit, cherchant de l’air. Il fit signe à Malko qui ouvrit précipitamment la glace. L’autre était mourant, cela se voyait. Il y eut un long silence rompu par Grelsky.
— Je vais crever, dit-il avec simplicité.
— Mais non, dit Malko, une blessure cela se soigne.
Le Polonais devina sa pensée, retrouvant tout son mordant.
— Sale truc, si je crevais maintenant, hein ? Après tout, je n’ai plus tellement besoin d’insuline. Demain je serai mort. Et si je changeais d’avis ?
Sans laisser le temps à Malko de répondre, il continua.
— C’est difficile de faire chanter un type qui va crever… Il fit « gloup », et une tache de sang apparut sur sa cravate. Il dit :
— Vous avez l’insuline ?
Malko alla dans la Jaguar et ramena le carton scellé à la cire qu’il posa par terre dans la voiture. Le Polonais n’essaya même pas de l’ouvrir. L’œil vitreux, il cherchait son souffle. « C’est trop tard, maintenant », murmura-t-il. Malko ne sut jamais de quoi il parlait.
A grand-peine, Grelsky tira son portefeuille et le posa sur ses genoux. Ses gros doigts poissés de sang en tirèrent ce qui semblait être un billet marron plié. Malko reconnut la moitié d’un billet tchécoslovaque de dix couronnes.
— Prenez. On vous remettra la serviette contre cette moitié. La personne à qui je l’ai confiée possède l’autre moitié.
La voix était presque imperceptible.
— Qui est-ce ?
— Donnez-moi… pour écrire.
Malko tendit son stylo et son carnet. Laborieusement, Grelsky écrivit s’arrêtant à chaque mot, et tendit la feuille à Malko. Celui-ci déchiffra les trois lignes et sursauta :
— Quoi, c’est à Bratislava ?
Stéphane Grelsky esquissa un sourire ironique.
— Korrekt, mein lieber Kamerad. Il fallait bien que je le mette à l’abri. Si Ferenczi le savait, il en crèverait. C’est le seul endroit où j’avais une amie sûre. Vous savez qu’on va facilement à Bratislava, en touriste. Espérons qu’on ne vous reconnaîtra pas. Mais qui soupçonnerait un agent de la C.I.A. d’aller se perdre en Tchécoslovaquie ? Si vous passez jusqu’à Prague, vous irez dire bonjour à nos amis chinois.
— Mais comment l’avez-vous passé ?
— Dans une caisse d’aliments pour bébés. C’est la seule chose qu’ils ne fouillent pas. Ils en ont trop besoin.
Ce long effort l’avait épuisé. Il s’appuya au volant, déclencha accidentellement le klaxon et sursauta. De larges poches grises marquaient ses yeux. N’importe qui de moins robuste serait déjà mort.
— Si ce petit avorton m’a retrouvé, grinça-t-il, les autres ne vont pas tarder. Il faut nous quitter, mon cher. Je ne vous souhaite pas bon voyage, nicht wahr ?
Malko ne releva pas l’ironie.
Il avait déjà la main sur la poignée de la porte quand Grelsky ajouta :
— Avant de partir, aidez-moi. Je ne veux pas aller en ville avec le corps de cette ordure.
Malko jeta un coup d’œil à l’arrière. Une forme humaine en pardessus à carreaux était tassée sur le plancher, face contre terre. Et, sur la banquette, Taky, le chien-loup ne bougeait pas, la gueule ouverte, les yeux glauques.
Stéphane Grelsky descendit péniblement et ouvrit la portière. Avec un « han » de bûcheron, il tira à lui, la moitié du corps de l’inconnu sortit mais il resta coincé.
— Aidez-moi, fit-il crachant et soufflant.
Malko fit le tour en surmontant son dégoût. Il prit l’inconnu par les épaules et le retourna.
Il avait un visage de gamin souffreteux, mais des rides. Du sang avait coulé sur son visage d’une blessure dans le haut du cou. Il était encore souple.